257r

[257ra] ne comment l’Eglise peut cheoir en tel trouble ne si longuement demourer1, mais ce fu une plaie envoiee de Dieu pour adviser et considerera au clergiéb du grant estat et des grans superfluitez que ilz tenoient et fai­soientc, comment que li pluseurs n’en faisoient compte, car ilz estoient si avugléd d’orgueil et d’oultrecuidance que chascun vouloit seurmonter ou ressembler son plus grant, et pour ce aloient les choses mauvaisement2. Et se nostre foy n’eust esté si fort confermee en humain gendree et la grace du Saint Esperit, qui renluminoit les cuersf desvoiez et les tenoit fermes en unité, elle eust branslé et croslé. Mais les grans seigneurs terriens de qui le bien de commencement vient a l’Eglise n’en faisoient encore que rire et jouer au temps que je escripsi et croniquay ces croniquesg, l’an de Grace mil trois cens .iiijxx. et .x.h, dont moult de peuple commun s’esmerveilloient comment si grans seigneurs telz que le roy de France3, le roy d’Alemaigne4 et les roys et les princes crestiens n’y pourveoient de remede et de conseil. Or y a un point raisonnable pour appaisier le peuple et excu­ser les haulz princes, roys, ducs et contes, et tous seigneurs terriens. Exemple, neant plus que le moieu de l’uef puet sans la glaire, ne la glaire sans le moieu, neant plus ne pevent li seigneur et li clergié l’un sans l’autre. Car les seigneurs sont gouvernez par le clergié, ne ilz ne sauroient vivre, et seroient comme bestes se le clergié n’estoit. Et le clergié conseille et enorte les seigneurs a faire ce qu’ilz font5. Et vous di a certesi, que j’ay esté en mon [257rb] temps moult par le monde, tant pour ma plaisance accomplir et veoir les merveilles de ce monde, comme pour enquerir les aventures et les armes lesquelles sont escriptes en ce livre. Si ay peü veoir, aprendre et retenir de moult d’es­tas, mais vraiement le terme que j’ay couru par le monde, je n’ay veü nul hault seigneur qui n’eust son marmouset6 ou de clergié ou de garçonsj, montez par leurs gengles et par leurs bourdes en honneurs. Excepté le conte de Fois7, mais cilz n’en ot onques nulz. Car il estoit sages natu­relment, si valoit son sens plus que nul autre sens que on lui peust donner. Je ne di mie que les seigneurs qui usent par leurs marmousés soient folz, mais ilz sont plus que folz. Car ilz sont tous avuglez et si ont .ij. yeulx8. Quant la congnois­sance vint premierement au roy Charles de France de bonne memoire du different de ces papes, il se cessa et s’en mist sur son clergié ; le clergié de France en determinerent et prindrent le pape Clement9 pour la plus saine partie10. A l’oppinion du roy de France s’accorderent et tindrent le roy de Castille11 et le roy d’Escoce12, pour la cause de ce que pour le temps que le sisme vint en l’Eglise, France, Castille et Escoce estoient con­joins ensemble par aliances, car le roy d’Engle­terre13 leur estoit adversaire. Le roy d’Engleterre et le roy de Portingal14 furent contraires a l’oppi­nion des royaumes dessusdiz, qui pareillement estoient conjoins ensemble. Si vouloient tenir l’oppinion contraire de leurs enne­mis. Le conte de Flandres15 en determina tantost, si comme il est contenu ci dessus en ceste his­toire. Car son courage ne s’enclina onques a Clement qu’il feust droit pape, pour la

  1. Froissart nous dit plus loin qu’il écrit en 1390. Le schisme avait déjà duré douze ans.
  2. Le chroniqueur se fait ici le critique du rôle mondain du haut clergé de son temps, qui amène la division, cette « plaie envoiee de Dieu », sur le monde chrétien. Nous avons vu plus haut, cependant, qu’il a ses propres arrière-pensées (matéri­elles et professionnelles).
  3. Charles VI (1380-1422).
  4. Wenceslas, roi de Bohême, élu roi des Romains en 1376 ; déposé en 1400.
  5. Froissart souligne les liens unissant clergé et royauté, celle-ci dépendant beaucoup des conseils des membres du clergé.
  6. Critique de ceux qui emploient des « marmousets », autrement dit des jeunes favoris ayant peu d’expérience des affaires de ce monde.
  7. Il s’agit bien sûr de Gaston III dit Fébus, comte de Foix-Béarn (1331-1391), qu’admirait tant Froissart.
  8. Voir notre Jean Froissart and the Fabric of History (Oxford, 1990), 192-205.
  9. Clément VII, pape à Avignon (1378-94).
  10. La majorité.
  11. Jean 1er (1379-90).
  12. Robert II d’Écosse (1371-90).
  13. Richard II d’Angleterre (1377-99).
  14. Les rois de Portugal furent Fernand (1367-83) et Jean 1er (1383-1433). Froissart souligne de nouveau les divisions dans la chrétienté émanant du Schisme.
  15. Louis de Male, mort en 1384. Il refusait de soutenir comme pape celui qui, comme cardinal de Genève, avait participé à l’élection de celui qu’il essayait de supplanter.