237r

[237ra] usagiez d’armes et qui le plus avoient veü. Si leur fu de­mandé quel conseil ilz donnoient pour attendre l’aventure et la bataille, car il estoit vray que com­batre les couvenoit ; car les ennemis leur ap­prochoient fort qui estoient grant foison – bien largement quatre contre un – dont respondirent les Anglois et distrent :

« Puisque nous arons la bataille et qu’ilz sont plus de gens que nous ne sommes, c’est une chose mal partiea ; si ne la pouons conquerre fors que par prendre avantaige. Et se vous savez pres de ci nul lieu ou il ait avantaige de haies ne de buissons1, si nous faictes aler celle part. Nous la venuz, nous nous fortifierons par tele maniere que vous verrez, et que nous ne serons pas si legier a entamer et a entrer en nous comme se nous feussions emmi ces plains. »

Lors dist le roy :

« Vous parlez sagement et il sera ainsi faitb. »

Auc conseil des Angloiz se sont arrestez le roy de Portingal et li Lusebonnois, et ont getté leur advis ou ilz se trairont2. Vous devez savoir que assez pres de la ou ilz estoient, siet la ville de Juberot, un grant village ouquel les Lusebonnois avoient envoié toutes leurs pourveances, leurs sommiers et leur charroy, car ilz avoient entencion que ce soir ilz y vendroient logier, eussent bataille ou no[n]d, se du jour ilz pouoient issir a honneur. Au dehors de la ville, ainsi comme au quart d’une lieue, a une grant abbaie de moines3 ou ceulx de Juberot et autres villages vont a la messe, et siet ceste eglise un petit hors du chemin en une motte advironnee de grans arbres et de haies et de buissons, et y a assez fort lieu parmi ce que on y aida adonc. Ile fu dit en la [237rb] presence du roy et de son conseil (du roy et son conseil)f, et des Anglois qui la estoient appellez, car combien que ilz ne feussent que un petit, si vouloit le roy ouvrer grandement par leur conseil :

« Sire, nous ne savonsg pres de ci plus appa­reillié lieu ne plus propice que Juberoth 4. Vela le moustier entre ces arbres. Il siet en forte place assez, avec ce que on y pourra bien aidier. »

Ceulx qui congnoissoient le paÿs distrent :

« Il est verité. »

Donc dist le roy :

« Traions nous de celle part et nous ordon­nons la par tel maniere et par tel conseil que gens d’armes doivent faire, par quoy noz ennemis, quant ilz venront sur nous, ne nous treuvent pas desgarnis ne vuiti d’avis et de conseil. »

Tantost fu fait ; on se traist le petit pas vers Juberot, et sont lors venuz en la place de l’eglise. Adonc ont les Anglois et messire Mongés Navaretj et aucun vaillant homme de Portingal et de Lusebonne qui la estoient, alez tout a l’environ pour le mieulx adviser. Si distrent li Anglois :

« Vez ci lieu fort assez, parmi ce que on y aidera, et pourrons bien seurement et hardiementk attendre ci l’aventure. »

Lors firent ilz au costé devers les champs abatre les arbres et couchier de travers, afin que de plain on ne peust chevauchier sur eulx, et laissierent un chemin ouvert qui n’estoit pas d’en­tree trop larges. Et mistrent ce que ilz avoient d’archiers et d’arbalestriers sur les deux esles de ce chemin5, et les gens d’armes tout de pié ou beau plain, et le moustierl a leur costé, ouquel [le] roy de Portingal se tenoit, et avoient la mis leur estandart et les banieres du roy. Quant ilz se virent ainsi ordonnez, ilz eurent grant joye et distrent, se il plaisoit a Dieu, ilz estoient bien en place pour eulx tenir longuement et faire bonne journee. La leur dist le roy :

« Beaux seigneurs, soiez huy

  1. Les Anglais, sous le commandement du prince de Galles, s’étaient défendus avec succès derrière des haies à la bataille de Poitiers, en 1356.
  2. L’emploi du passé composé rend ces préparatifs de bat­aille plus immédiats et dramatiques.
  3. Santa Maria de Alcobaça.
  4. Aljubarrota, en Estrémadure (Portugal).
  5. En abbattant des arbres et en les renversant pêle-mêle parmi le champ, les Portugais créèrent de grandes difficultés pour la cavalerie ennemie. Le « chemin ouvert » avait été laissé pour encourager celle-ci à attaquer le long d’un étroit défilé, gênant ainsi l’avance de l’ennemi tout en donnant aux Portugais et aux Anglais l’occasion de se défendre. Les bannières du roi portugais, qui seraient perdues plus tard, servaient à attirer (comme un aimant) l’attention et l’effort de la chevalerie de l’armée castillane.