219v

[219va] du conte qui s’appel­loit Ernauton du Pina, le quel me reçut moult lie­ment pour la cause de ce que je estoie François1. Messire Espaeng de Lion, en la quele compaignie j’estoie venu, monta amont au chastel et parla au conte de ses besoignes, et le trouva en ses galeries, car a celle heure ou un petit devant avoit il disné. Car l’usaigeb du conte de Fois est tel ou estoit alors, et l’avoit tousjours tenu d’enfance, que il se descouchoit et levoit a haulte nonne et souppoit a mienuit. Le chevalier lui dist que j’estoie la venu. Je fu tantost envoiez querre en mon hostel, car c’estoit ou est, se il vit, le seigneur du mondec qui le plus volentiers veoit estrangiers, pour oïr nouvelles. Quant il me vit il me fist bonne chiere et me retinst de son hostel ou je fu plus de .xij. sepmaines, et mes chevaulx bien peüz et de toutes autres choses gouvernezd.

L’accointance de li a moy pour ce temps fu telle que je avoie avecques moy aporté un livre, le quel je avoie fait a la requeste et contemplacion de monseigneur Wincelaus de Boesme2, duc de Lucembourc et de Braibant, et sont contenus ou dit livre, qui s’appelle de Meliadere, toutes les chan­çons, balades, rondeaulx, virelaizf que le gentil duc fist en son temps, lesquelles choses, parmi l’yma­ginacion que je avoie en dicterg et ordonner le livre, le conte de Fois vit moult volentiers ; et toutes les nuis aprés son soupper je lui en lisoie3. Mais en lisant, nul n’osoit parler ne mot dire, car il vou­loit que je feusse bien entendu, et aussi il prenoit grant solas au bien entendre. Et quant il cheoit aucune chose ou il vouloit mettre debat ou argue­ment, trop volentiers en parloit a moy, non pas en son gascon, mais en bon et beau françois. Et de l’estat de lui et de son hostel je vous recorderay aucune chose, car je y sejournay bien tant que j’en peuz assez aprendre et savoirh.

Le conte Gaston [219vb] de Fois dont je parole, en ce temps que je fu devers lui, avoit environ cinquante neuf ans d’aage. Et vous di que je ay en mon temps veü moult de chevaliers, roys, princes et autres, mais je n’en vi onques nul qui feust de si beaux membres, de si belle fourme ne de si belle taille : viaire bel, sanguin et rianti, les yeux vairs4 et amoureuxj la ou il lui plaisoit son regart getterk. De toutes chosesl il estoit si tres parfait quem on ne le pourroit trop louern. Il amoit ce que il devoit amero et haioit ce qu’il devoit haïr. Saiges chevalier estoit et de haulte emprinse, et plain de bon conseil. Il n’eust onques nul mes­creantp avecques lui. Il fu preudons en regner. Il disoitq planté d’oroisons tous les jours : une noc­turne du psaultier, heures de Nostre Dame, du Saint Esperit, de la Croix, et vigilles de mors5. Tous les jours faisoit donner .v. frans en petite monnoie pour l’amour de Dieu, et l’aumosne a sa porte a toutes gens. Il fu larges et courtois en dons, et trop bien savoit prendre ou il appartenoit, et remettre ou il afferoit. Les chiens sur toutes bestesr il amoit, et aux champs, esté et yver, aux chaces volentiers estoit. D’armes et d’amours volentiers se desduisoits. Onques fol oultraige ne fole largesce n’aima, et vouloit savoir tous les mois que le sien devenoit. Il prenoit en son païs pour sa recepte recevoir, at ses gens servir et administreru, .xij. hommes notables, et de deux mois en deux mois estoit de deux servy env sa dicte receptew, et au chief des deux moys ilz se changoientx, et deux autres en l’office retournoienty. Il faisoit du plus especial homme au quel il se confioit le plus son contreroleurz, et a cellui tous les autres comptoient

  1. Comprendre « francophone », Froissart étant du Hainaut. On a bien voulu voir dans Ernauton du Pin le patron de l’ostel à la Lune, mais cet écuyer du comte Gaston n’y demeurait-il pas plutôt, peut-être, quoique de façon quasi permanente, comme hôte du patron de l’auberge ? Le bâtiment aujourd’hui identifié à Orthez (14, rue de l’Horloge) comme l’ancien ostel a la Lune, date en fait de la fin du XVe siècle (Darrigrand, Orthez médiéval, p. 96 et pl., p. 97 : la maison de Bodio, dite Hôtel de la Lune. Voir aussi au f. 224v la note 3.)
  2. Wenceslas de Bohême, duc de Luxembourg et de Brabant, protecteur du chroniqueur. Contribua au Meliador de Froissart de par ses poésies lyriques enchâssées dans ce long roman arthurien. Mourut en 1383.
  3. Voir notre « Arthurian Nostalgia : Jean Froissart’s Meli­ador », ch. XII (éd. Jane H.M. Taylor): “Late Medieval Arthurian Literature”, The Arthur of the French, The Arthurian Legend in Medieval French and Occitan Literature, éd. G.S. Burgess et K. Pratt, University of Wales Press, « Arthurian Literature in the Middle Ages » IV (Cardiff, 2006), 490-494. Sur les rapports entre le Meliador et l’Écosse du XIVe siècle, voir E. Baumgartner, « Écosse et Écossais : l’entrelacs de la fiction et de l’histoire dans les Chroniques et le Meliador de Froissart , dans L’image de l’autre européen, XVe-XVIIe siècle, éd. Jean Dufournet, A.C. Fiorato et A. Redondo, Presses de la Sorbonne Nouvelle (Paris, 1992), 11-21.
  4. Bleu-gris, clairs et brillants.
  5. Froissart souligne la piété de Gaston de Foix, auteur (après la mort de son fils) d’un livre de prières et de contrition : G. Tilander et P. Tucoo-Chala (éd. et tr.), Livre des Orais­ons, Éditions Marrimpouey Jeune (Pau, 1974) ; traduction en regard. Une planche hors texte : Gaston Fébus en prière. La seule miniature illustrant le manuscrit du Livre des Oraisons [B.N. ms. 616]. « Ecrit au château de Pau à la fin de 1380, ou fin 1382-début 1383 » (p. 15).