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[218va]

– M’aït Dieux, dist il, nennil, et pour tant ne le puet amer le conte de Fois, et fera se il puet ses deux filz bastars, qui sont beaux chevaliers et jeunes, ses heritiers. Et a entencion de les marier en hault lignage, car il a or et argent a foison, si leur trouvera femmes par quoy ilz seront aidiez et confortez.

– Sire, di je, je le vueil bien, mais ce n’est pas chose deue ne raisonnable de bastars faire hoirs de terre1.

– Pourquoy ? dist il, si est, en defaulte de bons hoirs. Ne vëez vous comment les Espaignolz couronnerent a roya un bastart, le roy Henry2, et ceulx de Portigal ont couronné aussi un bas­tart3 ? On l’a bien veü avenir au monde en plu­seurs royaumes et païs que bastars ont par force pos­sesséb. Ne fu Guillaume le Conquereur4 bastart, filz du duc de Normendie, et conquist toute Engleterre et la fille du roy qui pour le temps estoitc, et demoura roy, et sont tous les roys d’Angleterre descenduz de lui.

– Or, di je, sire, tout ce se puet bien faire, il n’est chose qui n’aviengne, mais cil d’Armignach sont trop fors, et ainsi seroit donc tousjours cil païs en guerre.

« Maisd dictes moy, chier sire, me vouldriez vous point dire pourquoy la guerre est meue pre­mierement entre ceulx de Fois et d’Ermignach, et le quel a la plus juste cause ?

– Par ma foy, dist le chevalier, ouil, toutefois c’est une guerre merveilleuse, car chascun y a cause, si comme il dite. Vous devez savoir que anciennement, et a present il puet avoir environ cent ans, il y ot un seigneur en Berne qui s’appel­loit Gas[t]onf 5, moult vaillant homme aux armes durement, et fu ensevelis en l’eglise des Freres Meneurs6, moult solennelement, a Ortais. Et la le trouverez, et verrez comment il fut grant de corps et puissant de membres, car en son vivant en beau letton il se fist former et taillier7. Cil Gastong seigneur de Berne avoit deux filles dont l’ainsnee il donna par mariage au conte d’Ermi­gnach qui pour le temps estoit, [218vb] et la mainsnee au conte de Fois, qui nepveu estoit du roy d’Arragon8. Et encores emporteh le conte de Fois les armes, car il descent d’Arragon, et sont paillés9 d’or et de gueules ; je croy que vous le savez bien.

« Advint que ce seigneur de Berne ot une dure guerre et forte au roy d’Espaigne qui pour ce temps estoit10, et vint cil roy parmy le païs de Bisquaie11 a grant gent entrer ou païs de Berne. Messire Gastonsi de Berne, qui fu enfourmez de sa venue, assembla ses gens de tous lez et cos­tezj, la ou il les pouoit avoir, et escripsi a ses deux filz le conte d’Armignach et le conte de Fois que ilz venissent a toute leur puissance servir, et aidier a defendre et garder leur heritaigek. Ses lettres veues, le conte de Fois, au plus tostl qu’il pot, assembla ses gens et pria tous ses amis, et fist tant que il ot .vc. chevaliers et escuiers tous a heaumes, et .ijm. varlés a lances et a dardes et a pavaz, tous de pié. Et vint ou païs de Berne ainsi accompaigniez servir son seigneur de pere, le quel en ot moult grant joye. Et passerent toutes ces gens au pont a Ortais la riviere Gavem, et se log­ierent entre Sauveterre12 et l’Ospital13. Et le roy d’Espaigne, atout bien .xxm. hommes, estoit logiez assez pres de la. Messire Gaston de Berne et le conte de Fois attendoient le conte d’Ermignach et cuidoient que il deust venir, et l’attendirent trois jours. Au .iiije. jour, le conte d’Ermignach envoia ses lettres [par .ij. chevaliers et un herault]n a messire Gaston de Berne, et lui mandoit que il n’y pouoit venir, et qu’il ne li escouvenoit pas encores armero pour le païs de Berne, car il ne y avoit riens. Quant messire Gaston oÿ ces paroles d’escu­sance, et il vit qu’il ne seroit point aidiez ne confor­tez du conte d’Ermignach, si fu tout esbahyp, et demanda conseil au conte de Fois et aux barons de Berne comment il se maintiendroit.

 

  1. La question de la légitimité de naissance, pour tout héritier digne de ce nom, paraît avoir beaucoup préoccupé le chro­niqueur à partir de 1388-89 et bien au-delà, et pour cause – conscient qu’il est que la situation objective est en passe d’évoluer. C’est aussi tout le sujet du « drame d’Orthez » qu’on va lire…
  2. Henri II, roi de Castille, fils naturel d’Alfonse XI.
  3. Jean 1er, fils illégitime de Pierre « le Sévère », élu roi de Portugal par les cortes à Coïmbra en avril 1385. Froissart revient, toujours, au thème de la succession d’un fils illégitime ou « bastart ».
  4. Guillaume « le Conquérant », bâtard de Normandie, roi d’Angleterre 1066-87 après la bataille de Hastings ; il avait épousé Mathilde, fille du comte de Flandre.
  5. Gaston VII, vicomte de Béarn. † 1290.
  6. Les Franciscains.
  7. Vraisemblablement un gisant, statue mortuaire représentant le défunt couché sur sa tombe.
  8. Gaston eut, en fait, plus de deux filles. Cependant, l’une de celle-ci – Mathe – épousa en 1260 Géraud V, comte d’Armag­nac ; une autre – Marguerite – épousa en 1258 Roger-Bernard III, comte de Foix, dont la sœur, Esclarmonde, deviendrait la femme de Jacques 1er, roi d’Aragon.
  9. Paillés, c’est-à-dire « palé », terme de blason : divisé verticalement de parties égales de nombre pair d’émaux alternés – d’or et de gueules en l’occurrence.
  10. Alfonse X, roi de Castille.
  11. Le comté de Biscaye, l’une des provinces basques d’Es­pagne.
  12. Sauveterre-de-Béarn (Pyrénées-Atlantiques) au sud-ouest de l’Hôpital-d’Orion.
  13. L’Hôpital-d’Orion (Pyrénées-Atlantiques) au sud-ouest d’Orthez.