221v

[221va]

« – En nom Dieu, dist il, monseigneur, Gaston m’a batu, mais il y a autant et plus a batre a li qu’a moy.

« – Pourquoy ? dist le conte, qui tantost entra en souspeçon et qui est moult ymaginatif.

« – Par ma foy, monseigneur, depuis que il est retournez de Navarre il porte a sa poetrine une boursette toute plaine de pouldre, mais je ne sçay a quoy elle sert, ne que il en veult faire, fors tant que il m’a dit une foiz ou deux que madame sa mere1 sera temprement et bien brief miex en vostre grace que onques ne fu.

« – Ho ! dist li contes, tais toy et gardes bien que tu ne te descueuvres a nul homme du monde de ce que tu m’as dit.

« – Monseigneur, dist li enfes, volentiersa.”

« Le conte de Fois entra lors en grant ymagi­nacion et se couvri jusques a l’eure du disner, et lava et s’assist comme les autres jours a table en sa salle. Gaston son filz avoit d’usaige que il le servoit de tous ses mésb et faisoit essayc de ses viandes. Sitost qu’il ot assis devant le conte son premier més et fait ce qu’il devoit faire, le conte giette ses yeux, qui estoit tout enfourmé de son fait, et voit les pendans de la boursette au gipond de son filz. Le sanc li mua, et dist :

« “Gaston, vieng avant, je vueil parler a toy en l’oreille.”

« Li enfent2 s’avança sur la table. Le conte ouvri lors son seinge et desnoulla son gipon et prinst un coustel et coppa les pendans de la bour­sette, et li demoura en la mainf. Et puis dist a son filz :

« “Quele chose est ce en ceste boursette ?”g

« Li enfes, qui fu tout surprins et esbahis, ne sonna mot mais devint tout blanc de paour et tout esperdus, et commença fort a trembler, car il se sentoit forfait3. Le conte de Fois ouvri la bourse et prinst de la pouldre et en mist sur un tailloerh de pain, et puis cyfla un levrier que il avoit delez lui, et lui donna a mengier. Sitost que le chien ot mengié le premier morsel, il tourna les piez dessus et [221vb] mouruti. Quant le conte de Fois en vit la maniere, se il fu courrouciez il y ot bien cause, et se leva de table et prinst son coustel et voult lancier aprés son filz. Et l’eust la occis sans re­mede, mais chevaliers et escuiers saillirent au devant et distrent :

« “Monseigneur, pour Dieu mercis ne vous hastez pas, mais vous enformez avant de la be­soigne, que vous faciez a vostre filz nul mal.”

« Et le premier mot que le conte dist, ce fu en son gascon :

« “Zo, Gaston, traïtour ! Pour toy et pour ac­croistre l’eritaige qui te devoit retourner, j’en ay eu guerre et hayne au roy de France, au roy d’Angle­terre, au roy d’Espaigne, au roy de Navarre et au roy d’Arragon ; et contre eulx me sui je bien tenu et porté. Et tu me veulz maintenant murdrir ! Il te vient de mauvaise nature ; saches que tu en mourras a ce coup.”

« Lors sailli oultre la table, le coustel en la main, et le vouloit la occirre, mais chevaliers et escuiers se mistrent a genoulz en pleurant devant lui, et lui distrent :

« “Haa ! Monseigneur, pour Dieu merci ! N’occiez pas Gaston, vous n’avez plus d’enfans : faictes le garder, et vous informez de la matiere. Espoir ne savoit il que il portoit, et n’a nulle coulpe a ce meffait.

– Orj tost, dist le conte, mettez le en la tour, et soit telement gardez que on m’en rende compte.”

« Lors fu mis li enfes en la tour de ceens4. Le conte fist adonc prendre grant foison de ceulz qui servoient son filz, et tous ne les ot pas, car moult s’en partirent. Et encores en est li evesque de l’Escale5 d’encostek Pau, hors du païs, qui en fu souspeçonnez, et aussi sont pluseurs autres6, mais il en fist mourir jusques a quinze tres horrible­ment, et la raison que il y mettoit estoit tele, que il ne

  1. Agnès de Navarre, comtesse de Foix.
  2. Forme bâtarde, mélange de cas sujet et de cas régime…
  3. Les traits retenus ici par l’écrivain présagent bien une tragédie imminente. On remarquera, dans les pages qui suivent, les avatars successifs du motif du couteau.
  4. Céans, donc « ici », « de ce palais ». L’emprisonnement du prince héritier dans une salle du donjon du château Moncade, refusant toute nourriture, fut le sujet d’une toile de Jacquand, peintre romantique un peu mièvre ; elle se trouve encore dans le salon de l’hôtel de ville d’Orthez (Prince des Pyrénées, planche 63).
  5. Eudes, évêque de Lescar, chef-lieu de canton (Pyrénées-Atlantiques).
  6. « Un des dix barons laïques, le sire d’Andoins, fut une des pièces maîtresses du complot. L’évêque de Lescar, Odon de Mendousse [précepteur du prince héritier], en apparaît comme le chef de file. (…) Il semble que le vicomte de Castelbon, chef de file de la branche cadette des Foix-Béarn ait également trempé dans le complot » (P. Tucoo-Chala, Gaston Fébus. Grand Prince médiéval 1331-1391, Éditions J & D, Biarritz, 1996 (désormais : Grand Prince médiéval), 116-122 ;  p. 118.