224r

[224ra] fois que il chaçoit es boys de Thessalea 1 et esleva un cerf merveilleusement grant et bel, et le chaça tout le jour et le perdirent toutes ses gens et ses levriers aussi. Il qui estoit fort ententif et desirant deb poursuivir sa proie, suivi la chace et la trace du cerf tant qu’il vint en une pree ou boys enclose et advironnee de haulx arbres, et la en celle pree avoit une tresbelle fontaine. En celle fontaine pour soy rafreschir se bailgnoit Dianec 2 la deesse de chasteté, et autour de lui estoient ses pucelles. Le chevalier s’embati sur elles, ne onques il ne s’en donna garde. Si ala si avant que il ne pot reculer. Elles qui furent honteuses et estranges de sa venue couvrirent errantd leur dame qui fu vergoigneuse de ce que elle estoit nue, mais par dessus toutes ses pucelles elle apparoit et vit le chevalier. Sie dist :

«“Atteon, qui ci t’envoya, il ne t’ama gueres. Je ne vueil pas, quant tu seras ailleurs que ci, que tu te vantes que tu m’aies veü nue, ne mes pu­celles. Et pour l’outraige que tu as fait il t’en fault avoir penitence. Je vueil que tu soies tel et en la fourme que le cerf que tu as huy chacié est.”

« Tantost Atteon fu müez en cerf, [qui] de sa nature aime les chiensf.

« Ainsi puet il avenir de l’ours dont vous m’avez fait vostre compte, et que la dame y scetg autre chose, ou savoit, que elle ne disist pour l’eure ; si la doit on tenir pour excusee. »

L’escuier respondi :

« Il puet estre. »

Ainsi finasmes nous nostre compteh.

 

§ 15.

De la grant feste que le conte de Foix faisoit de Saint Nicholas, et des fais d’armes que Bascot de Maulion compta a sire Jehan Froissarti.

Entrej les solennitez que le conte de Fois fait des haulz jours [224rb] solennelz de l’An, il fait trop solennellementk grant compte et grant feste, ou qu’il soit. Ce me dist un escuier de son hostel le tiers jour que je fu venus [a] (A)l Ortais, de la nuit Saint Nicolas en yver, et en fait faire solennité par toute sa terre, aussi haulte et aussi grande et plus que le jour de Pasques, et j’en vy bien l’apparant, car je fu la a tel jour. Tout le clergié de la ville d’Ortais et toutes les gens, hommes, femmes et enfans, en procession alerent querre le conte au chastel, le quel tout a pié avec le clergié et les processions parti du chastel, et vindrent a l’eglise Saint Nicolas. Et la chantoient une pseaume du psaultier David qui dit ainsi : Benedictus Dominus, Deus meus, qui docet manus meas ad preliumm et digitos meos ad bellum3. Et quant ceste pseaul­me estoit finee, il la recommençoient comme on feroit le jour de Noël ou de Pasques en la chap­pelle du pape ou du roy de France, car a ce temps il avoit grant foison de bons chantres. Et chanta la messe pour le jour l’evesque de Paumiers4, et la ouy sonner et jouer des orguesn aussi melodieuse­ment comme je fis onques en quelconque lieu ou je feusse. Briefment a parler de verité et par rai­son, l’estat du conte de Fois qui regnoit pour ce temps que je di estoit tout parfait, et il de sa per­sonne si sageo et si percevant que nul hault prince de son temps ne se pouoit comparer a lui de sens, d’onneur et de largesce5. Les festes de Noël qu’il tenoitp moult solennelles, la veist onq venir en son hostel foison chevaliers et escuiers de Gascoigne, et a tous il feist bonne chiere. Et la vy le bourch d’Espaigne, du quel et de sa force mes­sire Es­paeng de Lion m’avoit parlé. Si l’en vi plus volen­tiers, et lui fist le conte de Fois bon semblant. La vi chevaliers d’Arragon et Anglois lesquelz estoient

  1. La Thessalie, région de Grèce au sud de l’Olympe, sur la mer Égée.
  2. Diane chasseresse, fille de Jupiter.
  3. Ps. 143 ou 144 (selon les cultes): « Béni soit l’Éternel, mon rocher, Qui exerce mes mains au combat, Mes doigts à la bataille ».
  4. Pamiers, sur l’Ariège, chef-lieu d’arrondissement (Ariège) dont Bertrand d’Ornezan était l’évêque.
  5. L’éloge que voici ne boucle que provisoirement le chapelet de récits sombres et tragiques qu’on vient de lire. Voir notre commentaire à propos de la contamination progressive qui gagne le récit des Livres III-IV (épisodes concernant la vie, la mort et la postérité de Fébus) par le truchement d’une série de métonymies (couteau, clé, ours et livre) : « Knife, Key, Bear and Book : poisoned metonymies and the problem of transla­tio in Froissart’s later Chroniques », Medium Ævum 59, 1 (1990), 91-113. Sur le portrait de la fête chez Froissart, voir D. Poirion, « La fête dans les Chroniques de Froissart », dans Feste und Feiern im Mittelalter. Paderborner Symposion des Mediävistenverbandes, éd. Detlef Altenburg, Jörg Jarnut et Hans-Hugo Steinhoff, Jan Thorbecke Verlag (Sigmaringen, 1991), 95-107. Consulter aussi les travaux de M. Nejedlý, Représentation des pouvoirs et des hiérarchies dans les Chroniques de Jean Froissart, thèse de doctorat Paris, E.H.E.S.S., 1995, 2 tomes, Presses universitaires du Septentrion (Villeneuve d’Ascq), 558 p., et id., « Les “relations internationales” dans les chroniques de Jean Froissart (l’im­age de l’autre au service de sa vision du monde) », Prague Papers on History of International Relations, 1 (Prague, 1998), 22-44.