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– En non Dieu, dist il, non de femme espou­seea, mais il a bien deux beaux jeunes chevaliers bastars que vous verrez, que il aime autant que soy meismes, messire Ieuwainb 1 et messire Gracien2.

– Et ne fu il onques mariez ?

– Si fu, respondi il, et est encores, mais madame de Fois3 ne se tient point avecques lui.

– Et ou se tient elle ? di je.

– Elle se tient en Navarrec, respondi il, car le roy de Navarre est son cousin, et fu fille jadis du roy Loÿs de Navarre4.

– Et le conte de Fois n’en ot il oncques nul enfant ?

– Si ot, dist il, un beau filz qui estoit tout le cuerd du pere et du païs, car par lui pouoit la terre de Berne, qui est en debat, demourer en paix, car il avoit a femme la suer au conte d’Ermignach.

– Et sire, di je, que devint cil enfese ?5 Le puet on savoir ?

– Oïl, dist il, ce ne sera pas maintenant, car la matiere est trop longuef, et nous sommes a ville, si comme vous vëez6. »

A ces motz je laissay le chevalier en paixg, et assez tost aprés nous venismes a Tharbe, ou nous feusmes tout aiseh a l’ostel a l’Estoille. Et y sejour­nasmes tout ce jour, car c’est une ville trop bien aisie pour sejourner chevaulx de bons foins, de bonnes avoines et de belle riviere.

 

§ 11.

Comment le conte de Foix ne voult prendre du roy de France la conté de Bigorre, mais il receut seulement le chastel de Mauvoisini.

Aj l’endemain aprés messe nous montasmes7 sur chevaulx et partismes de Tharbe et che­vauchasmes vers Jorre8, une ville qui tousjours s’est tenue trop vaillamment contre ceulx de Lourde. Si passasmes au dehors, et tantost nous entrasmes ou païs de Berne. La s’arresta le che­valier sur les champs, et dist :

« Vez ci Berne. »

Et estoit sur un chemin croisié, et ne savoit le quel faire, d’aler ou a Morlens ou a Pau. Toutefois nous preismes le chemin de Morlens. En chevau­chant les landes de Berne qui sont [216vb] assez plaines, je lui demanday pour lui remettre en pa­role :

« La ville de Pau siet elle pres de ci ?

– Oïl, dist il, je vous en monstre le clochierk, mais il y a bien plus long qu’il ne semble, car il y a tresmauvais païsl a chevauchier, pour les glai­zesm 9. Qui ne scet bien le chemin, folie feroit de lui y embatre. Et dessoubz main siet la ville et le chastel de Lourde.

– Et qui en est capitaine pour le present ? respondi je.

– Il en est capitaine et s’escript seneschal de Bigorre depar le roy d’Angleterre Jehan de Berne, frere qui fu a messire Pierre.

– Voire, di je, et cil Jehan vient il point voir le conte de Fois ? »

Il me respondin:

« Oncques depuis la mort son frere il n’y vint, mais les autres compaignons y viennent bien, Pierre d’Auchin, Ernauton de Rostem, Ernau[t]ono de Sainte Coulombe et les autres, quant il chietp a tour.

– Et le conte de Fois a il point amendé la mort du chevalier ? Et en a il point depuis par semblant esté courrouciez ?

– Ouil, trop grandement, ce dist le chevalier, mais d’amendes n’a il nulles faictes, se ce n’est par penancesq secretes, par messes ou par oroi­sons. Il a bien avec lui le filz de cellui qui s’appelle Jehan de Berne, un jeune gracieux escuier, et l’aime le conte grandement.

– Sainte Marie ! di je au chevalier, le duc d’Anjou, qui tendoit a avoir la garnison de Lourde, se deust bien contenterr du conte de Fois, quant il occist un chevalier et son cousin pour son desirier accomplir.

– Par foy, dist il, aussi fist il, car assez tost aprés sa venue, les roy de France envoia en ce païs messire Rogier d’Espaigne et un president de la Chambre de Parlementt de Paris10, et belles lettresu grossoiees et seellees qui faisoient men­cion comment il lui donnoit en don, tout son vivant, la conté de Bigorrev;

  1. Yvain de Foix, fils naturel de Gaston Fébus, joua un rôle important en Béarn après la mort de son père. Mourut lors du Bal des Ardents en janvier 1393.
  2. Autre fils naturel de Gaston Fébus.
  3. Froissart se trompe. Agnès, petite-fille de Louis X le Hutin, roi de France et de Navarre (1314-1316), et sœur de Charles II (dit « le Mauvais ») de Navarre, avait épousé Gaston Fébus en 1349. Charles III fut donc son neveu.
  4. Louis X le Hutin.
  5. Enfes: cas sujet d’enfant (cas régime).
  6. Espan nous laisse sur notre faim ; son interlocuteur aussi.
  7. Froissart reprend son récit…
  8. Ger, cant. des Vallées de l’Ousse et du Lagoin, ancienne commune de Pontacq (Pyrénées-Atlantiques), sur un ancien oppidum dit plateau de Ger surplombant la Bigorre et la vallée de l’Adour et formant à l’époque de Fébus un formidable rempart naturel à l’Est de la vicomté de Béarn (P. Arette).
  9. « Glaise, boue » (mot d’origine gauloise).
  10. La présence d’un président de l’une des chambres du parlement de Paris, « haute cour » de France, traduit les prétentions souveraines du roi de France dans cette région.