[253va] Constantinoble qui fu filz madame Marie de Bourbon1 et filz de l’empereur Hugues de Luzegon2, ait donné par mariage sa fille au filz du tacon3, mais li emperieres demeure en sa loy et tous les siens aussi parmi la conjonction de ce mariage. »
Adonc fu demandé quelle chose le conte Amet de Savoie4 qui fu si vaillant homme, quant il fu pardela a grant puissance de gens d’armes, chevaliers et escuiers, y avoit faita. On respondi que quant le conte de Savoie fu en l’empire de Bouguerie5 et il fist guerre aux Turs et aux Tartres, si avant comme il pot – plenté ne fu ce pas – toutefoiz par vaillance il conquist sur les Tartres et sur la terre du soubdan la bonne ville et grosse de Calipoli6, et la obtint et y laissa gens pour la garder et defendre, et se tint la ville tousjours, le conte de Savoie retourné en son païs, tant que le bon roy Pierre de Chippre vesqui, mais sitost que le soubdan et li tacan de Tartarie sceurent que il estoit mort, ilz ne doubterent en riens l’empereur de Constantinoble et mistrent sus bien cent mille chevaulx, et vindrent courir devant Constantinoble7. Et de la ilz alerent mettre le siege devant Kalipoli, et le reconquistrent de force et occistrent tous les crestiens qui dedens estoient, et depuis ont il fait a l’empereur de Constantinoble si grant guerre que toute sa puissance n’a peü resister encontr’eulz. Et lui eussent tollu son empire, se ne feust par le moyen de sa fille que le filz du grant taquen de Tartre convoita pour avoir a femmeb. Et est dure chose pour le temps a venirc, car li officiers du taken sont ja en Constantinoble, et ne vivent li Grieu8 qui la demeurent fors que par eulx et par treu, et se le roy [253vb] et les princesd de la marche de Ponnente 9 n’y remedient, les choses iront si mal que les Turs et les Tartres conquerront toute Grecce et convertiront a leur loyf, et ja s’en ventent ilz, et ne se font que mocquier et desrizerg des papes qui sont l’un a Romme et l’autre en Avignon, et dient que les .ij. dieuxh des crestiens se guerroient, par quoy leur loyi est plus foible et plus legiere a destruire et a condempner, et y mettent la raison tele : quant ceulx qui la devroient exaulcier l’amenrissent et destruisent10. Adonc fu demandé au roy d’Ermenie se le soudan de Babilloine11 et le grant tacen12 estoient les plus grans des royaumes mescreans dont on eust la congnoissance en Grece ne pardeça les mers et les mons. Il respondi :
« Nennil, carj tousjours ont esté les Turs les plus nobles, les plus grans, les plus doubtez et les plus saiges de guerre quant ilz ont eu bon chief, et ilz l’ont eu bien cent ans, et si comme le takem de Tartarie [tient] en subjection l’empereur de Constantinoble, le sire de Turquie tient cil taken en subgection. Et s’appelle cil sire l’Amorath Baquin13, et au voir dire il est moult vaillans homs aux armes et moult preudoms en sa loy. De l’Amorath Baquin ne me doy ne ne puis en riens plaindre, car onques ne me fist mal ; il a tousjours tenu la guerre sur l’empereur de Bouguerie14 et sur le roy de Hongrie15.
– Et cellui Amorath Baquin dont vous nous parlez, est il de puissance si grant, si cremus et si renommez ?
– Oïl, voir, dist le roy d’Ermenie, plus que je ne di, car se l’empereur de Constantinoble16 et l’empereur de Bouguerie le craignent,
- Marie de Bourbon, fille de Louis 1er, duc de Bourbon, épousa en 1328 ou 1330 Guy, connétable de Chypre de 1336 à 1338 et prince de Galilée (mort en 1343), fils de Hugues IV, roi de Chypre (de son vivant couronné roi de Jérusalem ; mort en 1359). Ce fut en vertu du deuxième mariage de Marie, à Robert de Tarente, empereur titulaire de Constantinople, qu’elle fut appellée impératrice.
- Hugues IV de Lusignan, roi de Chypre (1324-1359), né en 1294, mort en 1359.
- Froissart pense peut-être ici à une fille de Jean V Paléologue du nom d’Eirene, qui épousa Halil, fils d’Orkhan, sultan ottoman.
- Amédée VI, comte de Savoie de 1343 en 1383 (dit le Comte Vert), patron de Froissart ; né vers 1334 à Chambéry ; mort de la Peste en 1383 lors d’une campagne à Naples. Commanda la flotte qui s’empara de Gallipoli en août 1366.
- Les princes bulgares se faisaient appeler « tsars », ce qui motive bien ici le renvoi à l’empire bulgare.
- Gallipoli, péninsule de Gelibolu, rives des Dardanelles, Turquie.
- Gallipoli fut enlevé par Amédée de Savoie entre le 17 et le 23 août 1366. Pierre 1er de Chypre mourut en 1369.
- Les Grecs.
- L’ouest (contraire du « levant »), région formant frontière entre les pays chrétiens et ceux soumis aux pouvoirs musulmans.
- Trace indirecte, peut-être, du ressentiment personnel du chroniqueur, pour qui le Schisme représentait un inconvénient matériel (difficultés rencontrées à Avignon pour obtenir sa confirmation dans certains bénéfices ; voir l’essai de G. Croenen dans M. Zink, éd., Froissart dans sa forge, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (Paris, 2006), 9-32 « Froissart et ses mécènes : quelques problèmes biographiques », 22-25 surtout).
- Barkuk ou Berkuk : Az-Zahir Sayf ad-Din Barquq, premier sultan d’Égypte de la dynastie mamelouk Burji (régna de 1382 à sa mort en 1399).
- Timur Lenk ou Tamerlane (1336-1405), grand conquérant des Mongols ; v. Fossier, op. cit., début du ch. 6.
- Murad ou Mourad Bey (Mourad 1er), sultan ottoman (1360-1389 ; mort après la bataille de Kossovo). L’épithète Baquin qu’emploie ici Froissart (et passim) rappelle peut-être le terme arabe Baquir (« très savant », allusion à la prédilection qu’avait le sultan pour l’éducation ? Sur l’évolution de l’état ottoman, consulter : R. Mantran (dir.), Histoire de l’empire ottoman (Paris, 1989).
- Le tsar Ivan Alexandre (1331-1371) ou peut-être son fils le tsar Ivan Shishman (1371-1395), ou encore le tsar Ivan Strashimir (1356-1396) ; voir M. Lalkov, “Tsar Ivan Alexander (1331–1371),” dans Rulers of Bulgaria. All the Khans, Tsars, and Statesmen of Bulgaria, ed. D. Draganov (Kibea).
- Louis 1er dit le Grand, roi de Hongrie de 1342 à 1382, et roi de Pologne à partir de 1370 (capétien et angevin).
- Manuel Paléologue II, ou peut-être Jean V.