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[207va] le quel avoit aussi a faire a Paris pour ses besoignes. Cil abbez dist que il lui menroit a ses fraiz et despens. Cil fu tout liez quant il aroit ses fraiz quittesa, et se mist au chemin avec le Mongaut, lui seulement et un varlet. Ilz n’eurent pas esloignié Montpeslier trois lieues quant li Mongaus le prinst et l’amena par voies torses et obliques et par chemins perduz. Et fist tant que il le tint en la garnison de Lourde, et depuis le raençonna il, et en ot cinq milleb frans.

– Sainte Marie ! sire, di je lors au chevalier, cil Mongaus estoit il appert homme d’armes ?

– Oïl, voir, dist il, et par armes mourut il, et sur une place ou nous passerons dedens trois jours, au pas qu’on dit au Lare en Bigorre1, des­soubz une ville que on dit la Chivitatc 2.

– Et je le vous ramenteverayd, di je au che­valiere, quant nous serons venu jusques a la. Ainsi chevauchasmes nous jusques a Montes­quien3, une bonne ville fermee qui est au conte de Fois, que li Herminages4 et li Labrissien5 prindrent6 et emblerent une foiz ; mais ilz ne la tindrent que .iij. joursf.

Au matin nous nous partismes de Montes­quien et cheva[u]chasmes vers Palamininch7, une bonne ville fermee seant sur la Garone8, qui est au conte de Fois. Quant nous fusmes venu moult pres de la, nous cuidasmes passer au pont sur la Garonne pour entrer en la ville ; mais nous ne peusmes, car le jour devant il avoit onniement pleug es montaignes de Casteloigne et d’Arragon, par quoy une autre riviere qui vient de cellui païs, qui s’appelle le Salas9, estoit tant creuz, avecques ce que elle court roidement, que elle avoit mené aval la Garonne et rompu une arche du pont qui est tout de boish, pour quoy il [207vb] nous couvint retourner a Montesquien et disner, et la estre tout le jour. A l’endemaini le chevalier eust conseil que il passeroit audevant de la ville de Casseres10, a bateaux, la riviere. Si chevau­chasmes celle part et venismes sur le rivage, et feismes tant que nous et noz chevaulx feusmes oultre. Et vous di que nous traversasmes la riviere de Garonne a grant paine et en grant peril, car le bateau n’estoit pas trop grant ou nous passasmes, car il n’y pouoit entrer que deux chevaulx a coupj et ceulx qui les tenoient et les hommes qui le batel gouvernoient. Quant nous feusmes oultre nous cheïsmes a Casseres, et demourasmes la tout le jour. Endementres quek les varlés appareilloientl le soupper, messire Espaeng de Lion me dist :

« Messire Jehan, alons veoir la ville.

– Sire, di je, je le wueil. »

Nous passasmes au long de la ville et venismes a une porte qui siet devers Palamininch, et passasmes oultre et venismes sur les fossez. Le chevalier me monstra un pan du mur de la villem et me dist :

« Vëez vous ce mur illuec ?

– Oïl, sire, di je, pour quoy le dictes vous ?

– Je le di pour tant, dist li chevaliers, vous vëez bien que il est plus nuef que li autre ?

– C’est verité, respondi je.

– Or, dist il, par quele incidence ce fu, et quele chosen, il y a environ .x. ans il en advinto. Autre foiz11 vous avez bien oÿ parler de la guerre du conte d’Armignac et du conte de Foiz, et com­ment pour le païs de Berne que le conte de Fois tient, le conte d’Armignac l’a guerroié et encore guerroie, combien quep maintenant il se repose ; mais c’est par les trieuves qu’ilz ont ensemble. Et vous di que li Hermignaguesq 12 et li Labrissien n’y ont riens gaigné,

 

  1. Pas de l’Arrêt.
  2. Cieutat, cant. Bagnères-de-Bigorre (Hautes-Pyrénées).
  3. Montesquieu-Volvestre, chef-lieu de canton (Haute-Garonne).
  4. Armagnacs.
  5. Habitants du pays d’Albret.
  6. En avril 1376.
  7. Palaminy, cant. Cazères-sur-Garonne (Haute-Garonne).
  8. La Garonne, rivière née en Espagne qui se jette dans l’Atlantique.
  9. Le Salat, rivière.
  10. Cazères-sur-Garonne, chef-lieu de canton (Haute-Garonne).
  11. Ici Espan de Lion se met à raconter certains épisodes traitant de la rivalité entre les comtes de Foix et d’Armagnac au sujet du Béarn. Sur les talents de « journaliste » dont ferait preuve ici Froissart, voir D. Lalande, « Un grand reporter médiéval dans le Midi : Froissart en Béarn », Midi. Revue de sciences humaines et de littérature de la France du Sud, 2 (1987), 39-47, ainsi que P. Tucoo-Chala, « Froissart, le grand reporteur du Moyen Age », L’Histoire, 44 (1982), 52-63.
  12. Les Armagnacs.