245v

[245va] verrez quant vous serez issus hors de vostre chambre, ce seray Je.

« – Il souffist, dist le sire de Corasse. Or t’en va meshuy, je te donne bon congié, car je vueil dormir.”

« Horton se parti. Quant ce vint a l’endemain a heure de tierce1 que le sire de Corasse fu levez et aprestez si comme a lui appartenoit, il issi hors de sa chambre et vint en unes galeries qui regar­doient emmi la court du chastel. Il giette ses yeux, et la premiere chose que il vit, il voit que en sa court avoit une truie, la plus grande que onques il avoit veue, mais elle estoit tant maigre que par semblant on n’y veoit que les oz et la pel, et avoit les oreilles grandes et longues et pendentes, et toutes estachieesa, et avoit un musel long et agu et tout affamé. Le sire de Corasseb s’esmerveilla trop fort de celle truie. Si ne la vit point volentiers, et commanda a ses gens :

« “Or tost ! Mettez les chiens hors. Je vueil que ceste truiec soit pilliee et devouree.”

« Li varlet saillirent avant et defermerent le lieu ou les chiens estoient, et leur firent assaillir la truie. La truie getta un grant brait et regarda contr­emont sur le seigneur de Corasse qui s’apuioit devant sa chambre a une estayed. On ne la vit onques puis, car elle s’esvanouy, ne onques on ne sçut que elle devint. Le sire de Corasse rentra en sa chambre tout pensif, et lui ala souvenir de Horton, et dist :

« “Je croy que je aie huy veü mon messagier. Je me repen de ce que je ay huy fait huyer mes chiens sur lui. Fort y a see je le voy jamais, car il m’a dit pluseurs foiz que sitost que je le courrouce­roie, je le perdroie et ne revenroit plus.”

« Il dist verité : onques puis ne revint en l’os­tel de Corasse, et mourut le chevalier dedens l’an ensuivant. Or vous ay je recordé de la vie de Horton et comment il servy [245vb] un temps de nouvelles trop volentiers le seigneur de Corasse.

– Il est verité, di je a l’escuier qui le conte m’avoit fait et dit. Et a ce propos, pourquoy vous le commençastes ? Le conte de Fois est il servy d’un tel messagier ? »

L’escuier respondi :

« En bonne verité, c’est l’ymaginacion de pluseurs hommes en Berne que oïl, car on ne fait riens ou païs, ne ailleurs aussi – quant il veult, et il y met parfaitement sa cure – que tantost il ne le sache. Et quant on s’en donna le mieulxf de garde, ce fu des nouvelles que il dist des bons chevaliers et escuiersg de ce païs qui estoient demourez en Portingal. Et toutefois la grace et renommee que il a de ce li fait grant prouffit, car on ne perdroit point ceans une cuillier d’or ou d’argent, ne riens qui soit, que il ne le sceust tan­tost. »

A tant prins je congié a l’escuier et trouvay autre compaignie avecques la quele je m’embati et deportay, mais toutefois je mis bien en memoire tout le compte que il m’ot dit, ainsi comme il ap­pert. Je me souffreray un petit a parler des be­soignes de Portingal et d’Espaigne, et vous parle­ray des besoignes de la Langue d’Oïlh et de France.

 

§ 23.

Comment le siege fu mis devant Brest en Bretaigne, et comment pluseurs forteresses anglesches d’environ le païs de Thoulouse (lesqueles) furenti recouvrees par les Françoisj.

En ce temps que ces avenuesk se portoient teles en Castille et es loingtaines marchesl, fu or­donné depar messire Olivier de Cliçon, connes­table de France, a mettre une bastide2 devant le fort et garnisonm du chastel de Brest en Bretaigne que les Angloiz tenoient et avoient tenu long­temps3,

  1. C’est-à-dire entre 6 heures et 9 heures du matin.
  2. Voir à ce propos Ph. Contamine, « Le château dans les Chroniques de Jean Froissart », Revue du Nord, no 5 hors série, Collection Art et Archéologie, 1997, 89-101 ; p. 97 (sur les bastides chez Froissart : « Un seul regret : que Froissart ne nous dise rien quant aux matériaux utilisés pour la con­struction de ces bastides »).
  3. Le siège de Brest, tenu par les Anglais depuis 1378, eut lieu en 1386-87.