240v

[240va] estes conquis vaillamment par beau fait d’armes. Si vous ferons tresbonne compaignie, si comme nous vouldrionsa que vous nous feissiez se nous estions ou parti d’armes ou vous estes, mais il fault que vous en venez reposer et rafreschir en la bonne cité de Lusebonne. Nous vous y tendrons tout aise. »

Et ceulx a qui ces paroles adreçoient respon­doient et disoient : « Grant mercis ! ». La se raen­çonnoient et mettoient a finance li aucun sur la place, et li autre vouloient attendre l’aventure, car bien ymaginoient que la chose ne demourroit pas ainsi, et que le roy d’Espaigne et sa grosse bataille les vendroit delivrerb.

Nouvellesc vindrent sur les champs au roy de Castille et a ses gens qui approchoient Juberot, par les fuians – car male est la batailled dont nul n’eschappe1 – en criante moult hault et moult effraiement :

« Sire roys, avanciez vous ! Tous ceulz de l’avantgarde sont tous mors ou prins. Il n’y a nul recouvrier de leur delivrance se elle ne vient de vostre puissance. »

Quant le roy de Castille ouy ces nouvelles, si fu moult troublez et courrouciez, et a bonne cause, car trop lui touchoit. Si commanda a chevauchier et dist :

« Chevauchiez, bannieresf, ou nom de Dieu et de saint George ! Alons a la rescousseg, puisque noz gens en ont besoing. »

Dont commencierent Espaignolz a chevau­chier meilleur pas que ilz n’avoient fait, sans eulx desroierh, mais tous serrez2. Si estoit ja tout basses vespres et presque soleil esconsanti. Li aucuns disoient en chevauchant et conseilloientj que on attendeist le matin, et qu’il seroit tantost nuit, si ne pourroit on adrecier a faire nul bon exploit d’armes, mais le roy vouloit que on alast avant, et y mettoit raison en disant :

« Comment lairons noz ennemis, qui sont lassezk et traveilliez, rafreschir et reposer ? Qui donne ce conseil, il n’aime pas [240vb] mon hon­neur. »

Dont chevauchierent ilz encores, en menant grant bruit et en sonnant grant foison de trompetes et de taboursl pour faire plus grant noise et pour esbahir leurs ennemis3.

Or vous diray que le roy de Portingal et son conseil avoient faitm. Sitost comme ilz eurent des­confis ceulx de l’avantgarde, et prins et fianciez chevaliers et escuiersn pour prisonniers, si comme ci dessus avez ouy, pour tant que de commence­ment ilz ne veoient nullui venir, si ne se vouldrent ilz pas du tout confier en leur premiere victoire, mais envoierent six hommes d’armes des leurs les mieulx montez pour savoir des nouvelles, et se ilz seroient plus combatus. Ceulz qui chevauchoient virent et ouirent la grosse bataille du roy de Cas­tille qui venoit atout bien .xxm. hommes de cheval, qui fort approchoient de Juberot. Adonc retour­nerent ilz a faire leur response a force de chevalo devers leurs gens, et distrent tout hault :

« Seigneurs, advisiez vous ! Nous n’avons riens fait. Or primep vecy le roy de Castille et la grosse bataille qui vient, et sont plus de .xxm. che­vaulx tous couvers, ne nul n’est demouré der­riere. »

Quant ilz oïrent ces nouvelles, si eurent un brief conseil, car il leur besoignoit de neccessitéq. Si ordonnerent tantost un trop piteux fait4, car il fu commandé et dit sur paine d’estre la mortr sans merci, que quiconques avoit prisonnier que tantost il l’occeist ; ne vaillant, poissant, noble, gentil ne riche n’en feust excepté ne dissimulés. La furent barons, chevaliers et escuierst qui prins estoient en dur parti, car priere n’y valoit riens qu’ilz ne feussent mors, lesquelz estoient espars en plu­seurs lieux ça et la et tous desarmez,

  1. Proverbe; Hassell, p. 48, no B18: « Mauvaise est la ba­taille (l’estour) dont nul n’eschappe ». Circa 1390 (Froissart, Chroniques, SHF XII, 161 : « Car mauvaise est la bataille dont nul n’eschappe »).
  2. À Azincourt, en 1415, l’armée française se trouvera dans une situation comparable qui ne laissera pas suffisamment d’espace aux combattants pour qu’ils se servent convenable­ment de leurs armes.
  3. Le texte rappelle l’importance psychologique que pouvait avoir le bruit pour effrayer l’adversaire.
  4. Froissart raconte la mise à mort par l’armée portugaise de ses prisonniers français, fait qui devait choquer le lecteur chevaleresque (« ce fut grant pitié ») habitué à la protection accordée par les conventions contemporaines concernant la guerre aux prisonniers nobles destinés, en principe, à être mis à rançon. Cet événement sera répété trente ans plus tard à Azincourt.