212r

[212ra] des pillars, il s’en vint mettre le siege de­vant la ville et le chastel de Lourde. Adonc se doubta grande­ment le conte de Fois du duc d’An­jou, pour ce que il le vouloita veoir de si pres, et ne savoit a quoy il tendoit. Si fist le conte son mande­ment de cheva­liers et escuiers, et puis les envoya par toutes ses garnisons, et mist son frere messire Ernault Guillaume [en]b la ville de Morlens atout deux cens lances, et son autre frere messire Pierre de Berne atout .cc. lances en la ville de Pau ; messire Pierre de Cabestain1 en la cité de (de)c Leskalled2 atout .cc. lances, messire Monnaut de Nouvallese 3 en la ville de Hertielf 4 atout cent lances, messire Ernault Geberiel5 en la ville de Mongerbielg 6  atout cent lances, messire Fouchaut d’Orcery7 en la ville de Sauveterre atout cent lancesh; et moy, messire Espaeng de Lion, fus envoiez au Mont de Morsen atout .cc. lancesi. Et n’ot chastel en toute Berne qui ne feust bien pour­veuz, et de bonnes gens d’armes. Et il se tint a Ortais en son chastel et delez ses florins.

– Sire, di je au chevalier, en a il grant foison ?

– Par ma foy, dist il, aujourd’ui le conte de Fois en a bien par trente fois cent mille, et n’est onques an qu’il n’en donnastj .lx. mille, car nul plus larges grant seigneur en donner dons ne vit au jour d’ui. »

Lors lui demanday je :

« Sire, et a quelz gens donne il ces dons ? »

Il me respondi :

« Aux estrangiers, aux chevaliers, aux es­cuiers qui vont et chevauchent par son païs, a heraulx, a menestrelz, a toutes gens qui parloient a lui. Nul ne se partk sans ses dons, car qui les refuseroit, il se courrouceroit.

– Haa ! sainte Marie ! sire, di je, a quele fin garde il tant d’a[r]gent, et d’ou li en vient tant ? Sont [212rb] ses revenuesl si grandes com pour tout ce assouvirm? Je le sauroie volentiers, voire se il vous plaisoit que je le sache.

– Oïl, dist le chevaliers, vous le saurés, mais vous m’avez demandé deux choses ; si fault que je vous compte l’une aprés l’autre, et je vous delivre­ray premier de la premieren.

« Vous m’avez demandé tout premierement a quel fin il gardeo tant d’argent. Je vous di que le conte de Fois se doubte tousjours pour la guerre que ilp a au conte d’Ermignach, et pour les envies de ses voisins le roy de France ou le roy d’Angle­terre, lesquelz il ne courrouceroit pas volentiers. Et trop bien de leur guerre il s’est sceu dissimuler jusques a oresq, car onques ne s’arma de l’une partie ne de l’autre, et est bien et de l’un et de l’autrer 8. Et vous di, et aussi vous le dirés quant l’accointance et la congnoissance de li aurés, et que vous l’aurez oÿ parler, et sceu l’estat et l’or­donnance de son hostel. Vous verrez qu’il est au jourd’ui le plus sage prince qui vive, et que nul hault seigneurs, tel que le roy de France ou le roy d’Engleterre, courrouceroit le plus envist.

« De ses autres voisins, du roy d’Arragon ne du roy de Navarre9, ne fait il compteu, car il fineroit plus de gens d’armes, tant a il acquis d’amis par ses dons, et tant en puet il avoir par ses deniers que ces deux roysv ne feroientw. A une fois ou deux je lui ay ouy dire que quant le roy de Chippre10 fu en son païs de Berne et il li remoustra le voiage du Saint Sepulcre11, il l’en amourax si a faire un grant conquez par (de) delay, quez se le roy de France et le roy d’Angle­terre i(l)aa feussent alez, aprés eulx [c]eab eust esté le seigneurac qui y eust mené la plus grant route, et qui eust fait le greigneur fait. Et encores n’y re­nonce il pas, et c’est en partie ce pourquoy il as­semble et garde tant d’argentad.

 

  1. Pierre de Gabaston, enrôlé dans l’armée de Gaston Fébus.
  2. Lescar, chef-lieu de canton (Pyrénées-Atlantiques), évêché de la province d’Auch.
  3. Menaut de Navailles, capitaine d’Erciel, faisait partie de l’armée béarnaise de Gaston Fébus.
  4. Arthez-de-Béarn, chef-lieu de canton (Pyrénées-At­lantiques).
  5. Arnaud de Gerderest.
  6. Bougarber, cant. Lescar (Pyrénées-Atlantiques).
  7. Fouquaut d’Orcery, beau-frère d’Espan de Lion, capitaine de Sauveterre.
  8. C’est l’une des raisons qui ont déterminé l’itinéraire de Froissart, Fébus se faisant fort de cette « neutralité » et accueillant en visite à sa cour des combattants des deux côtés.
  9. Charles III devint roi de Navarre en 1387.
  10. En 1363 ou 1364 Pierre de Lusignan, roi de Chypre, fit un voyage en Europe pour obtenir l’aide nécessaire à une crois­ade contre les Turcs. Il fut assassiné en 1372.
  11. Pèlerinage au Saint-Sépulcre à Jérusalem.