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[254va] roy d’Ermenie. Je vous [diray], dist il :

– Tout premierementa le sire de Saptalie1 y est, et puis le grant sire de la Palati2, et tierce­ment le sire de Hauteloge3, ces trois seigneurs et leurs terres parmi le treu que ilz lui rendent tous les ans, demeurent en paix, et n’est Turc ne Tartre qui mal leur face. »

Et donc fu demandé au roy d’Ermenie se son royaume estoit si nettement perdu que on n’y peust avoir nul recouvranceb.

« Oïl voir, dist il, il ne fait pas a recouvrer se puissance de crestiens ne vont pardela qui soient plus fors que les Turcs ne les Tartres, et plus vendrac 4 et plus conquerront sur Grece, si comme je vous ay dit, car excepté la ville qu’on dit de Courch qui est la premiere ville de mon roy­aume, qui se tientd, tout le paÿs est aux mes­creans, et la ou les eglises souloient estre, ilz ont mis leurs ydoles et leurs mahommés.

– Et ceste ville de Courch en Ermenie, est elle forte ?

– M’aït Dieux, oïl, dist le roy d’Ermenie, elle ne fait pas a prendre, se ce n’est par long siege ou qu’elle soit trahiee, car elle siet pres de mer, a sec et entre deux rochesf lesquelles on ne puet appro­chier, et si est Courch tresbien gardee, car se li Tartre ou li Turc la tenoient, et une autre bonne ville qui est assez pres de la qui s’appelle Adelphe5, toute Grece sans nul moien seroit perdue, et Honguerie aroit fort temps. »

Dont fu demandé au roy d’Ermenie se Hon­guerie marchissoit pres des Tartres et des Turs. Il respondi et dist :

« Ouil, et plus pres des Turs et de la terre a l’Amorath Baquin que de nulle autre. »

Dont fu dit :

« C’est grant merveille comment l’Amorath le laisse tant en paix, quant elle est si pres marchis­sant, et il est si vaillant homs et si grant [254vb] conquereur.

– En nom Dieu, dist le roy d’Ermenie, il ne s’en est pas faint du temps passé, et y a mis toute la paine et ententeg comment il peust porter grant dommaige au royaume de Honguerie, car se n’eust esté une accidence tres fortuneuse qui soubdainement lui advinth, il feust ores moult avant ou royaume de Honguerie.

– Et quelle accidence fu ce ? demanda on au roy d’Ermenie.

– Je le vous diray, dist il. »

 

§ 26.

Comment le roy d’Ermenie fu examiné, et comment .xxxm. Turs furent mors et desconfiz ou royaume de Hongueriei.

« Quant6 l’Amorath Baquin vit que tous sei­gneurs qui marchissoient a lui le doubtoient et craignoient, tant par ses conquestes comme par ses proesces, et que il avoit au costé devers lui toutes les bondes de la mer obeissans jusques ou royaume de Hongrie, et que le vaillant roy Federic de Honguerie7 estoit mort et estoit le roy[aume] descendu a femmes8 j, il s’advisa que il le conque­rroit, et fist son mandement tresgrant et tresespe­cial en Turquie, et vindrent tous ceulx que il avoit mandez. Si s’en vint logier l’Amorath es plains de Sathalie entre la Palati et Hauteloge pour donner plus grant crainte a ses ennemis, et estoit son entencion que il entreroit ou royaume de Honguerie9. Et pour tant que Honguerie est un royaume et paÿs encloz et advironnez de haultes montaignes, dont il vault mieulx – car il en est plus fort – il envoia devant ses ambassadeurs et he­raulxk atout un mulet chargié d’un sac plain de grain que on appelle millé, et leur

  1. Antalia (en Anatolie).
  2. Palatscha (en Turquie).
  3. Alto-Luogo ou Ayasolouk (auj. Selçuk, Turquie ; près d’Éphèse).
  4. Entendre : « Plus forte sera (cette puissance des Turcs et Tatares) ».
  5. Alasehir (anc. Philadelphie), Turquie.
  6. Continuation du récit du roi d’Arménie en style direct.
  7. Froissart se méprend : il s’agit bien, toujours, de Louis le Grand (Nagy Lajos).
  8. Marie (Mária, 1382-1395), fille de Louis le Grand.
  9. La géographie de Froissart est ici peu fiable. Les endroits cités ne donnent pas accès à la Hongrie. Le chroniqueur confond peut-être des événements ayant eu lieu en 1387 (victoire des Serbes contre les Ottomans) ou même en 1347 (victoire des Chrétiens entre Smyrne et Hauteloge). Cf. SHF XII, p. lvi, n 1.