202r

[202ra] heritaige que Jehan de Tristemare1 son filz tient et possede. Et vous savez que par mariage mon frere et moy2 avons les droites heritieres du royaume de Castille, filles au roy dam Pietre qui fu vostre cousin germain, et sur l’estat que pour aidier a reconquerira, ainsi queb tous bons seigneurs doient estrec enclin au droit et non au tort. Vous nous escrisistes et mandastes en Angleterre par vostre chevalierd que vëez la, que nous voulsissionse emprendre d’amenerf en ce païs la somme de .ij. mille lances, et la quantité de .iij. ou de .iiij. mille archiersg. Avecques l’aide que vous nous feriez, vous aviez bienh esperance que nous recouvrerions nostre heritaige.

« Or sui je ycy venu, non pas a tant de gens que vous nous escrisistesi; mais ce que je en ayj ilz sont de grant volenté et de bonne, et oserontk bien attendre l’aventure et la journee de bataille contre ceulx que le conte de Tristemare3 a pour le present, avecques les vostres, et mal se contente­rontl de vous et de vostre affaire se nous n’avons la bataille. »

Teles paroles et autres avoit demonstrém le conte de Cantebruge avant son departement au roy de Portingal4, le quel roy les avoit bien oÿes et entendues, mais non obstant ce, onques il ne s’osa combatre ens es plainsn de Salenenceo5, quant ilz furent l’un devant l’autre, aux Espaignolz, ne point ne le trouvoitp en conseilq de ceulx de son paÿs. Et lui disoient :

« Sire, la puissance du roy de Castille6 est maintenant trop grande, et se par fortune ou mesa­venture vous perdiez la journee, vous perdriez vostre royaumer sans recouvrers. Si vous vault miex souffrir que faire chose ou vous aiez dom­maige ne perilt. »

Et quant le conte de Cantebruge voit7 queu il n’en aroit autre chose, lui retourné [202rb] a Luse­bonne, il fist appareillier sa naviev, et prinst congié au roy de Portingal et entra en mer avec ses gensw. Et ne voult pas laissier Jehan son filz en Portingal dalés le roy, ne la da­moiselle8 qui devoit estre sa femme, car li enfes9 estoit encores jeunes assez. Et s’en retourna le conte en Angle­terre avec ses gens, ne nul ne demoura derriere. Ainsi se porta pour la saison l’armee de Portin­galx.

§ 3.

Comment le frere bastart du roy de Portingal10 fut esleu a roy aprés la mort son frere, contre la voulenté des noblesy.

Orz advint que quant le conte de Cantebruge fu retournez en Angleterre sur l’estat que vous avez ouyaa, et que il ot demonstréab a son frere le duc de Lencastre11 l’ordonnanceac de ce roy Fer­rant de Portingal et de ses gensad, si fu grandement pensifae, car il veoit queaf les besoignes et li conqués de Castille leur esloignoient, et si avoitag son cousinah le roy Richart d’Angleterreai12 conseil delez li qui ne li estoit pas trop propices, et par especial y estoit le conteaj d’Asquesufort13 [qui estoit]ak tout le cuer du royal. Cil conte mettoit tout le trouble que il pouoitam entre le roy et ses oncles. Et lui disoit :

« Sire, se vous voulez faire la main de voz deux oncles, monseigneur de Lancastre et mon­seigneur de Cantebruge, ilz contenrontan bien tout l’argent d’Engleterre en la guerreao d’Espaigne14, et si n’y conquerrontap ja riens. Il vault trop miex que vous vous tenez delez ce qui est vostreaq, vos gens et vostre argent, que ilz soient espars en païs ou vous ne pouez avoir nul proufit, et que vous gar­dez et defendez vostre heritaige, le quel on vous guerrie a tous lez par Francear et par Escoce15, que vous emploiez vostre temps ailleurs. »

Le jeune roy s’enclinoit fortas aux paroles de ce conte, car il l’amoit de tout son cuer pour tant que ilzat avoient esté nourris ensemble. Le conte d’As­quesufort

 

  1. Jean, fils d’Henri ; succéda au trône de Castille en 1379 comme « Jean 1er ».
  2. Edmund (qui parle) et son frère aîné, Jean, duc de Lan­caster, revendiquaient des droits en Castille acquis par leurs mariages aux sœurs Constance et Isabelle, filles du roi Pierre 1er « Dampietre », †1369.
  3. Jean de Trastamare.
  4. Ferdinand (Fernando en portugais), roi de Portugal de 1367 à 1383.
  5. Peut-être Olivenza au sud-ouest de Badajoz, prov. Es­trémadure (Espagne).
  6. Jean II (roi en 1381/1382).
  7. Le temps présent surprend un peu ici mais demeure un fait assez courant en moyen français, dans une phrase où domine le prétérit ; il s’agit du présent dit dramatique ou d’immédiat­eté.
  8. Isabelle.
  9. C’est-à-dire « l’enfant ». Le scribe de Bes, linguistiquement conser­vateur, maintient ici la distinction entre cas sujet (li enfes) et cas régime (l’enfant).
  10. João 1er, fils bâtard de Pierre 1er, élu au trône de Portugal en 1385 à la mort de son frère légitime, Ferdinand 1er.
  11. Jean de Gand, duc de Lancaster, fils d’Édouard III ; grand personnage dans la vie politique et militaire de l’Angleterre du dernier quart du XIVe siècle. †1399. Voir surtout Anthony Goodman, John of Gaunt. The Exercise of Princely Power in Fourteeenth-Century Europe, Longman (Harlow, 1992).
  12. Richard II, fils d’Édouard de Woodstock, prince de Galles, et petit-fils d’Édouard III ; régna en Angleterre de 1377 à 1399. Voir surtout Nigel Saul, Richard II, Yale University Press (New Haven et Londres, 1997).
  13. Robert de Vere, comte d’Oxford (et, plus tard et successive­ment, marquis de Dublin et duc d’Irlande ; †1392) ; eut une grande influence sur le jeune Richard II. Accusé en 1388, avec d’autres, de trahison.
  14. Froissart veut dire le royaume de Castille.
  15. L’Écosse.