Présentation[…] lhistoire de lœuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant … plus intéressant que lœuvre elle-même… (Édouard, dans Les Faux-Monnayeurs, RRSŒ, p. 1.083)
Songez quil sagit ici de lédition définitive dun livre auquel je travaille depuis de nombreuses années, auquel jai apporté tous mes soins et qui mimporte entre tous. (André Gide à Édouard Verbeke, limprimeur des Caves du Vatican, cité par Anglès, t. III, p.291).
I. Les Caves du Vatican, une œuvre phareLes Caves du Vatican ont accompagné toute la carrière de Gide. Elles en sont lœuvre centrale et en forment le pivot.
I.1 Lœuvre dune vieConçues dès 1893, au moment où le jeune écrivain se trouve à Biskra, gravement malade, ayant pris congé de sa jeunesse et fui son milieu familial, culturel et social qui lui pèse, elles seront longuement portées, mûries — et Gide se fera gloire, dans sa préface, de la lenteur de leur conception et de leur maturation. Cest quau cours des années, le projet sest enrichi de nouvelles virtualités, et que lécrivain doit dabord sacquitter de projets moins ambitieux et plus mûrs. Leur rédaction sera maintes fois différée, parce quelles se sont gonflées de lambition den faire une œuvre vraiment nouvelle : ce sera un grand roman daventure, avec des personnages multiples regardés et manipulés de lextérieur, une œuvre résolument ironique et critique. Composées pour lessentiel après Isabelle, de 1911 à 1913, selon une alternance de moments dexaltation et dabattement, elles paraissent en 1914, à la veille de la première Guerre mondiale, sous trois formes : dabord en quatre épisodes dans La Nouvelle Revue Française, de janvier à avril, ce qui les apparente au roman-feuilleton, puis en mai et juin dans deux éditions complémentaires : loriginale, édition de luxe en deux volumes et à tirage limité ; et la première édition courante en un volume, sous le fameux monogramme NRF dessiné par Jean Schlumberger.
Les Caves peuvent alors entamer leur carrière, non seulement auprès des lecteurs pour qui, après un premier accueil morose, elles deviendront une œuvre phare après la guerre, en particulier auprès des jeunes gens fascinés par Lafcadio et son acte gratuit, mais elles vont aussi accompagner leur auteur dans la suite de son existence, opérant différentes résurgences et transformations [voir
Avatars].
Lorsque après la guerre, en 1919, Gide sattelle à son projet des Faux-Monnayeurs annoncé avec la publication des Caves, sa première idée est de centrer son roman sur le personnage de Lafcadio, un Lafcadio revenant qui assumerait le point de vue principal en même temps quil jouerait le rôle de pervertisseur.
En 1933, Les Caves conquièrent de nouveaux publics : publiées en feuilleton dans LHumanité, elles font ensuite lobjet de deux adaptations théâtrales : une première fois à Paris, puis en Suisse où les jeunes Bellettriens de Lausanne ont proposé à Gide den faire leur grand spectacle annuel. À plusieurs reprises depuis les années vingt, il est aussi question den tirer un film, et Gide finira par en composer un scénario dans ses dernières années. Enfin, à la veille de sa mort, la représentation des Caves à la Comédie-Française, en présence du Président de la République, fut loccasion pour Gide dune reconnaissance officielle et une forme de consécration. Dune certaine manière, ce projet de jeunesse fut aussi la dernière œuvre, puisque moins de deux mois avant sa mort, il travaillait encore à en remanier certains passages, particulièrement la fin. [Voir
Adaptations]
I.2 Les points de départDès le départ, Gide a été requis par le fait divers de la fable de lenlèvement et de la séquestration du Pape quont montée une bande descrocs pour soutirer dimportantes sommes dargent à de crédules bigots [Voir
Contexte, sources et référents]. Ce fait divers de la Croisade pour la délivrance du Pape donne le branle à son imagination. Cest que, ayant pris ses distances avec son éducation et les contraintes de sa jeunesse, il pense sans doute sen servir pour instruire le procès de son monde bourgeois et de ses croyances. Il est aussi fasciné par lidée de la bande qui agit dans lombre, en marge de la société quelle manipule et dont elle tire profit. Cette première source fixera le cadre de laction, qui se déroule autour du jubilé épiscopal de 1893.
À quoi sont venus sajouter deux autres noyaux romanesques qui vont permettre détoiler lintrigue et douvrir lœuvre vers dautres horizons : dune part un autre fait-divers, lhistoire de la conversion à Rome, en 1896, dun illustre franc-maçon du nom de Solutore Zola, qui constituera le point de départ du livre comme de sa rédaction ; dautre part la conception de Lafcadio, né de la fréquentation de différents garçons de milieux interlopes, et de son fameux acte gratuit qui renoue avec une idée lancée dans Paludes (1895) et Le Prométhée mal enchaîné (1899), dont les suites conduiront à la fin de louvrage. Lhistoire de la conversion ouvre donc le conflit central de lÉglise et de la Franc-Maçonnerie avec un débat focalisé sur la science et le scientisme, la raison et la foi. De son côté, le personnage de Lafcadio est conçu comme un être expérimental affranchi des liens sociaux, et qui exercera sa liberté à lencontre du monde bourgeois des Caves, aliéné et prisonnier de ses idéologies et de ses croyances, vu comme un théâtre de marionnettes. Sa bâtardise la en effet soustrait aux contraintes familiales, remplacées par un apprentissage heureux et ludique de facettes complémentaires de la vie, grâce à la succession de cinq oncles et de Protos qui le dotent chacun de savoirs et de pouvoirs complémentaires, dans un milieu cosmopolite qui le soustrait au sentiment dappartenance sociale et politique. Remarquablement doué et séduisant, il se rêve comme un être supérieur, vivant dans un univers de jeux et dinconséquences qui le conduira au meurtre gratuit, parce que lautre na pas pour lui de véritable existence. Cest seulement alors quil pourra sortir de sa bulle et ouvrir les yeux sur les réalités de son acte et de lexistence.
Ainsi est mis en place le trépied sur lequel lœuvre sédifie. Au-delà de laffrontement idéologique de lÉglise et de la Franc-Maçonnerie, Les Caves présentent donc un univers de crustacés guetté par des subtils, au sommet desquels règne Protos, sorte dalter ego du romancier par sa faculté de raconter des fables et de construire son propre univers, de se démultiplier en figures variées et de se glisser dans différents rôles, de manipuler les êtres en fonction de ses propres desseins. Comme son nom lindique, il est le premier, et comme Gide, Protée.
I.3 Une mutationAvec Les Caves sopère aussi un des tournants majeurs de lœuvre. Jusque là, elle était centrée sur le Moi, sur ses interrogations, sur lévolution de son parcours, depuis les rêveries dAndré Walter jusquà lautocritique songeuse de LImmoraliste (1902) et de La Porte étroite (1909). Désormais, lobservation se tourne vers le monde extérieur, tandis que lenjeu esthétique nest pas moins important que lenjeu idéologique. Il sagit pour Gide de construire un roman, plus précisément un roman daventure dun genre nouveau dont il rumine alors les principes, ceux-là mêmes que Jacques Rivière formulera en 1913 dans une série darticles sur Le roman daventure [voir
Contexte]. Délaissant le point de vue subjectif et unique du récit, il organise, pour la première fois, une diversité de points de vue, soumise à la diversité des personnages [mis] en scène, et réalise enfin l"œuvre déconcentrée dont il rêve ("Projet de Préface pour Isabelle) [voir
Contexte].
Dès le prologue de son Premier début des Caves, Gide insistait sur le changement qui sest opéré dans son regard et qui la transformé, lui lécrivain du Journal porté à lintrospection, en romancier curieux de découvrir et de peindre les drames de la vie quotidienne que lui propose la société :
Ce que jadmire surtout, dans la vie, cest son encombrement formidable. Elle est pareille aux forêts tropicales où labondance inextricable du branchage soppose à la clarté du jour. […].
Pour moi qui, depuis quelques ans, las des livres, fais profession de regarder, ce qui nest pas toujours la moins intense façon de vivre, jai vu naître sous mon regard, je le dis, des suites dévénements si étranges, si neufs, si retors, si branchus, que, maintenant que le devoir mincombe den exposer une partie, je tremble quils ne se forment mal au récit que je voudrais en faire. Le nombre seul des événements quil faudra relater, meffare ; chacun ferait matière dun volume, si seulement je le rapportais avec ce commentaire moral que le [sic] romanciers daujourdhui ont, je crois, accoutumé dy joindre. [γ893-E-26]
Cétait laboutissement dune évolution, et même laccomplissement dune mutation que Gide appelait de ses vœux depuis longtemps. En effet, dès la fin de ses Nourritures terrestres (1897), il avait compris quil lui était indispensable dintégrer l"autre dans son jeu, de sextraire de la contemplation solitaire et narcissique de soi pour évoluer et grandir ; que lhomme était un animal social qui ne pouvait se circonscrire dans la bulle de ses états dâme comme André Walter, ou de ses sensations comme le chantre des Nourritures terrestres.
Avec Isabelle (1911), pour la première fois, il compose un récit à partir dun fait divers mettant en jeu son voisinage, dont il ressuscite l‘univers, et non plus dune émanation expérimentale de lui-même. Cependant son héros, Gérard, se rend prisonnier dune illusion pathétique qui lempêche de vraiment voir la réalité, en dépit de son regard de naturaliste observant les espèces en voie de disparition quil a sous les yeux. Dans ce microcosme de la Quartfourche, il sest enfermé dans son histoire damour rêvée, modelée sur le topos de la Princesse lointaine. Il ny a donc pas eu de véritable regard de romancier au sens où lentend Gide, et celui-ci doit donc poursuivre sa quête du genre du roman.
Cest donc bien avec Les Caves du Vatican que Gide accomplit la mutation de son ouverture à lautre, ou plus exactement sa conversion à lobservation dautrui. Mais ce nest pas un retour à Balzac, même si maints traits témoignent de son influence. Dune part lœuvre sera fondamentalement, essentiellement ironique, ce sur quoi insiste la mention inscrite en marge du Premier début des Caves":
à reprendre. Lironie nest pas assez apparente. Jai lair de parler sérieusement, malgré la pompe et la grandiloquence. [γ893-E-26]
Dautre part Gide na pas seulement changé son regard sur les autres, mais aussi sa conception de lêtre et de son identité. Lhomme nest plus conçu, selon la tradition classique, comme une monade autonome dotée dun caractère et de qualités propres : il est considéré comme animal social, inséré dans un milieu qui le conditionne et le détermine. Comme laffirme le philosophe Clément Rosset, lidentité sociale est la seule identité réelle, la seule quon puisse réellement circonscrire et observer, tandis que lidentité personnelle, le sentiment intime de lidentité quon traque par lintrospection, ne serait qu"illusion (Loin de moi : étude sur lidentité, Paris, éd. de Minuit, 1999, p.11). Ainsi, au moment même où Freud accomplit la révolution de la psychanalyse qui bouleverse la conception traditionnelle de la psychologie pour linsérer dans un jeu relationnel complexe, Gide accomplit, avec ses Caves du Vatican, sa mutation du romanesque qui ne concerne pas seulement son accès à un genre, mais aussi met en cause la notion même de lhomme sur laquelle nous vivons, comme saura le diagnostiquer Henri Massis (ŒC, XII, p.555). — formule qui réjouira tant Gide quil voudra lafficher en épigraphe à son prochain livre.
La clé idéologique de lensemble des Caves du Vatican, le chapitre qui forme comme le creuset dune moralité de lhistoire de Lafcadio et de toute lœuvre, ce véritable congrès de sociologie auquel et Julius et Defouqueblize sont censés se rendre, et dont labondance des notes préparatoires prises par Gide prouve quil la longuement réfléchi et médité, cest le chapitre 5 du livre V, celui du wagon-restaurant où Lafcadio est aux prises avec Protos, pseudo-professeur de Droit qui fait la leçon à ladolescent déconfit. Celle-ci tient essentiellement au rappel que lhomme est bien un animal social, et que nul ne saurait échapper au conditionnement et à lemprise de la société :
Ainsi, de ces cadres sociaux qui nous enserrent, un adolescent a voulu séchapper […] … Mais ce qui métonne, moi, cest que, intelligent comme vous êtes, vous ayiez cru, Cadio, quon pouvait si simplement que ça sortir dune société, et sans tomber du même coup dans une autre ; ou quune société pouvait se passer de lois. (V,5)
Protos-Defouqueblize explique aussi que, pour transformer un honnête homme en gredin, il suffit dun dépaysement, dun oubli (V, 5), cest-à-dire que cest bien la situation sociale dans laquelle nous sommes plongés qui décide de notre comportement et de ce que nous sommes.
Ainsi Les Caves du Vatican font-elles entrer leur auteur, et nous lecteurs, dans un nouveau monde romanesque, inquiétant sous ses aspects burlesques et ironiques, qui réfléchit sur le rapport de lindividu au social qui lenserre et le modèle. Elles pointent essentiellement vers deux écueils majeurs : la soumission de lindividu — Anthime, Amédée, Julius — à une idéologie qui le modèle et le façonne ; et les limites dune liberté individuelle qui ne serait que déchaînement pulsionnel catastrophique — comme on le voit avec lacte supposé gratuit de Lafcadio, signal dune nouvelle barbarie produite par la négation de lautre. Comment être un individu libre et responsable ? Telle est la question qui resurgira dans Les Faux-Monnayeurs (1925-26).
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