242v

[242va] jusques au dymenche1 a heure de prime se tindrent le roy de Portingal et ses gens en leur place, ne onques ne s’en bou­gierent ne ne se desarmerent, mais mangierent tout droit ou en seant, chascun un petita, et burent aussi un coup de vinb que on leur aporta et amena du village de Juberot. Quant ce vint le dymenche aprés souleil levant, le roy fist monter a cheval jusques au nombre de .xij. chevaucheurs pour cerchier et courir les champs et pour savoir et veoir se nulle assembleec se faisoit. Quant ceulx eurent chevauchié et ça et la, ilz retournerent et rappor­terent que ilz n’avoient veüd ne trouvé que gens mors.

« De ceulx la, dist le roy de Portingal, n’avons nous nulle doubte. »

Adonc fu il ordonné et publié parmi l’ost de partir de la et de venir au village de Juberot. Et fu dit que la ilz se tendroient la nuit et tout le demou­rant du jour jusques au lundi au matin2. Sur cel estat ilz se departirent et laissierent l’eglise de Juberot et les mors, et se retrairent tous au village et la se logierent ce dymenche tout le jour et la nuit ensuivant. Le lundi au matin ilz eurent conseil que ilz se retrairoient devers Lusebonne. Si sonnerent parmi l’ost les trompetes pour deslogier, puis s’or­donnerent ilz, ainsi comme a eulx appartenoit, de toutes choses, et se mistrent au chemin devers Lusebonne. Et vindrent ce jour logier a deux lieues pres de Lusebonnee, et le mardi le roy entra en la ville atout grant peuple, a grant gloire et a grant triumphe, et fu menez a grant foison de menestrelz et a processions de toutes les gens des eglises de Lusebonne qui estoient venus a l’encontre de lui, jusques [242vb] au palais. Et en chevauchant parmi les rues, toutes gens et meismement enfans3 faisoient au roy feste, honneur, inclina­cion et reverence, et crioient et disoient a haulte voix :

« Vive le noble roy de Portingal, au quel Dieu a fait tant de grace qu’il lui a donné victoire sur le puissant roy de Castille, et a obtenu place et des­confit ses ennemis4! »f

Parg celle belle journee que le roy Jehan de Portingal ot sur le roy Jehan de Castille en ce temps que je vous recorde, escheÿh telement en la grace et en l’amour de tout le royaume5 de Portingal que tous ceulz qui paravant la bataille dissimuloient a l’encontre de li vindrent a Luse­bonne lui faire serement et hommaige, et lui distrent qu’il estoit digne de vivre, et que Dieu l’amoit quant il avoit desconfit plus puissant roy que il n’estoit, et que bien estoit digne de porter couronne. Ainsi demoura le roy en la grace de ses gens, et par especial de toute la communaulté de tout le royaume.

Or parlons un petit du roy de Castille qui retourna aprés ce qu’il fu desconfit a Saint Irain, regretant et plorant ses gens et maudissant la dure fortune que il avoit eue quant tant de noble cheva­lerie de son païs et du royaume de France estoit demouree sur les champs6. A celle heure que il entra en la ville de Saint Irain ne savoit il pas en­cores le grant dommaige que il avoit eu et receu, mais il le sçut le dymenche7, car il envoia ses heraulz cerchier les mors8. Et cuidoit bien que la greigneur partie des

  1. Au mercredi.
  2. Le mercredi matin.
  3. Les renvois aux enfants sont rarissimes dans les Chro­niques de Froissart. Voir pourtant G. Costes-Sodigne et B. Ribémont, « La mère et l’enfant dans les Chroniques de Jean Froissart », Les relations de parenté dans le monde médiéval, Centre Universitaire d’Etudes et de Recherches Médiévales d’Aix (Aix-en-Provence, 1989), 335-349.
  4. Les grandes réceptions accordées aux vainqueurs remon­tent à des temps très anciens. Comme « publicité » pour la royauté, elles deviennent de plus en plus courantes à la fin du Moyen Âge : voir par ex. l’entrée d’Henri V, roi d’Angleterre, à Londres après sa victoire à Azincourt, en 1415.
  5. La victoire d’Aljubarrota, remportée contre une armée numériquement supérieure, confirma l’opinion contemporaine quant à la légitimité de Jean 1er comme roi de son pays.
  6. Restés morts sur le champ de bataille.
  7. Le mardi.
  8. Les hérauts avaient pour tâche de recenser et d’identifier les morts ; voir notre « Heralds, Heraldry and the Colour Blue in the Chronicles of Jean Froissart », dans E. Kooper (éd.), The Medieval Chronicle, Costerus New Series 120, Rodopi (Amsterdam/Atlanta, 1999), 40-55.