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[220ra] et ren­doient leurs comptes de leurs receptes. Et cil contreroleur comptoit au conte de Fois par roulles ou par livres escrips, et ses comptes laissoit par devers le dit conte. Il avoit certains coffres en sa chambre ou aucune foiz il faisoit prendre de l’argent pour donner a au[cun] seigneur, chevalier ou escuier quant ilz venoient par devers lui, car onques nul sans don ne se departi de li. Et tous­jours multiplioit son tresor pour les aventures et les fortunes attendre que il doub­toit1. Il estoit conjoïssable2 et accointable3 a toutes gens  : doulcement et amour­eusement a eulx par­loit. Il estoit brief en ses conseilz et en ses res­ponsesa. Il avoit quatre clercs secretaires pour escrire et rescrire lettres, et bien couvenoit que ces quatre li feussent prestz quant il issoit hors de son retret ; ne ne les nommoit ne Jehan, ne Gautier, ne Guillaume, mais quant on lui bailloit lettres et il les avoit leues, il les appelloit « Maumesert »4, ou pour escrire ou pour aucune chose que il leur commandoit5.

Enb cel estat que je vous di le conte de Fois vivoit, et quant de sa chambre a mienuit venoit pour soupper en sa salle, devant lui avoit .xij. torches alumees que .xij. varlés portoient, et ycelles .xij. torches estoient tenues devant sa table, qui donnoient grant clarté en la salle, la quele sale estoit plaine de chevaliers et de es­cuiers, et tousjours estoient a foison tables dre­cees pour souper, qui souper vouloit. Nul ne parloit a lui a sa tablec, se il ne l’appelloit. Il mengoit par coustume foison voillaille, en especial les esles et les cuisses tant seulement. Et l’endemain petit mengoit et buvoitd. Il prenoit grant esbatement en menestraudie, car bien s’i congnoissoit6. Il faisoit devant lui ses [220rb] clers volentiers chanter chançons, rondiaux et virelaiz. Il seoit a table environ deux heures, et aussi il veoit volentiers estranges entremés7, et yceulx veüz, tantost les faisoit envoier par les tables des chevaliers et des escuiers. Briefment, tout ce consideray et advisay que, avant que je venisse en sa court, je avoie esté en moult de cours – de roys, de ducs, de princes, de contese et de haultes dames – mais je n’en fu onques en nulle qui mieulx me pleust, ne qui feust sur le fait d’armes plus resjouys, comme cil conte de Fois estoit. On veoit en la sale et es chambres et en la court chevaliers et escuiers d’onneur aler et marcher ; et d’armes et d’amours les oïoit on parler, toute honneur estoit la dedens trouvee8. Nouvelles de quel royaume ne de quel païs que ce feust, la dedens on y aprenoitf, car de tous païs pour la vaillance du seigneur elles y aplouvoient et venoientg.

La fu je enformez de la greigneur partie des faiz d’armes qui estoient avenuz en Espaigne, en Portingal, en Arragon, en Navarre, en Angleterre, en Escoce et es frontieres et limitacions de la Langue d’Oc, car la vy venir devers le conte, durant le temps que je y sejournay, chevaliers et escuiers de toutes ces nacions. Si m’en enformoie, ou par eulx ou par le conte qui volentiers m’en parloith 9.

Je tendoie trop fort a demander et a savoir, pour tant que je veoie l’ostel du conte de Fois si large et si plantureux, que Gaston le filz du conte10 estoit devenus, ne par quel accidenti il estoit mort, car messire Espaeng de Lion ne le m’avoit voulu dire. Et tant en enquis que un es­cuier ancien et moult notable homme11 le me dist. Si commença son compte ainsi, disant :

« Voirs est que le conte de Fois et madame de Fois sa femme ne sont pas bien d’accort, ne n’ont esté trop longtemps a12, et la discensionj qui vient entr’eulz se muet

  1. « À la tête d’une immense fortune monétaire, Fébus eut le souci de la gérer comme un véritable banquier. Ayant pris conscience de la puissance de l’argent il pratique une poli­tique de prêts à bon escient soit pour s’attacher des ennemis, soit pour renforcer la fidélité de ses amis ; Espan du Lion figure en bon rang dans ces derniers » (Catalogue…, p. 13: Item 9, document du 19 février 1383. Pau – Espan du Lion emprunte 100 écus d’or à Gaston Fébus. A.D.P.A., E 304 fo 82).
  2. Affable.
  3. Sociable.
  4. C’est-à-dire: « Mal me sert ».
  5. « Si les archives du château de Foix ont disparu, la conser­vation d’une partie de celles concernant le Béarn, permet de mieux connaître l’action du comte dans ce dernier pays. Pour la première fois le Béarn connut les effets (heureux et aussi souvent lourds à supporter) d’une administration rigoureuse et paperassière » (Catalogue…, p. 15).
  6. C’est-à-dire, la poésie, le chant, la musique. Froissart nous fait le portrait d’une cour ouverte aux expressions artistiques. « … Fébus fut aussi un poète en langue d’oc. L’exposition s’achève sur le texte de la canso (c’est-à-dire un poème rimé selon la tradition languedocienne des troubadours, accomp­agné d’une musique malheureusement perdue) qui lui valut la récompense suprême, la joya, que décernait (et décerne encore) l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse à l’occa­sion de ses tournois annuels de poésie. Fébus fut ainsi un des premiers lauréats de ce cénacle fondé bien des siècles avant l’Académie française » (Catalogue…, p. 31, no 114).
  7. Divertissements ou tableaux vivants.
  8. Pour le chroniqueur, la cour de Fébus est manifestement le nec plus ultra de la chevalerie, de la largesse et de la cour­toisie.
  9. Pour une visite de recherche, les conditions sont donc idéales…
  10. Gaston, fils et héritier légitime de Gaston Fébus et d’Agnès de Navarre, mort tragiquement dans la première quinzaine d’août 1380 (selon Tucoo-Chala, Catalogue..., p. 14) à l’âge de dix-huit ans. « Il semble qu’il se soit agi d’un vaste complot politique contre Fébus, dans lequel auraient été impliqués certains nobles béarnais mécontents ». Voici que le chro­niqueur revient à la charge, pour apprendre le fin mot de l’affaire.
  11. L’anonymat accordé à cet écuyer « ancien et moult notable homme » est commode : il permet au chroniqueur de débiter le récit tragique de la mort du jeune Gaston par personne interposée, sans prendre sur lui la responsabilité définitive de ce qu’il raconte et nous transmet.
  12. Depuis fort longtemps.