209v

[209va] anciennement et estoient d’estraction d’Espaignea, et de Franche depar leur mere1, et furent cousin germain au roy Alfons d’Espaigne2. Et servy de ma jeunesce messire Loÿs d’Espaigne es guerres de Bretaigne, car il fu tousjours pour la partie a saint Charles de Blois3 contre le conte de Montfort4. »

A tant laissasmes nous a parler de ceste matiere, et venismes ce jour a Saint Goussens5, une bonne ville du conte de Fois, et a l’endemain venismes nous disner a Montroial de Riviereb 6, une bonne ville et forte, la quele est du roy de France et de messire Rogier d’Espaignec. Aprés disner nous montasmes a cheval et partismes, et preismes le chemin de Lourde et de Mauvoisin, et chevauchasmes unes landes qui durent en alant devers Thoulouse bien .xv. lieuesd, et appell’ene ces landes Lane de Bouk7, et y a moult de per­illeux passages pour gens qui seroient advisezf. Emmy la Lane de Boukg siet le chastel de Lame­senh 8, qui est au conte de Fois, et une grosse lieue ensus la ville de Tournay dessoubz Mauvoi­sin, le quel chastel le chevalier me moustra, et me dist :

« Vela Mauvoisin. Avez vous point eni vostre histoire dont vous m’avez parlé comment le duc d’Anjou9, du temps qu’il fu en ce païs et que il ala devant Lourde, y mist le siege et le conquist, et le chastel de Trigalet10 sur la riviere que nous veons ci devant nous, qui est au seigneur de la Barre ?11»

Je pensay un petit et puis di :

« Je croy que je n’en aie riens, et que je n’en fu onques enfourmez. Si vous prie que m’en recor­dez la matiere, et je y entendray volentiers. Mais dictes moy, avant que je n’oublie, que la riviere de Garonne est devenue, car je ne la voy plus.

– Vous dictes voir, dist li chevaliers, elle se pertj entre ces montaignes, et naist et vient d’une fontaine a trois lieues de ci, ainsi que on vouldroit aler en Casteloigne, dessoubz un chastel que on dit de Saint Beart12, le [209vb] derrain chastel du royaume de France es f[r]ontieres de par deça, sur les bendesk du royaume d’Arragon ; et est sires et chastellain pour le present et de toute la terre la environ un escuier qui s’appelle Ernauton13, et est bourc d’Espaigne et cousin germain a messire Rogier d’Espaigne. Se vous le veiez, vous diriez bien :  « Cilz homs ci a bien façon et ordonnance d’estre drois homs d’armes. » Et a cil bourc d’Es­paigne plus porté de contraire et de dommaige a ceulx de Lourde que tous les chevaliers ne les escuiersl de ce païs n’aient, et vous di que le conte de Fois l’aime bien, car c’est son compai­gnon en armes. Je vous lairay de lui – espoir a ce Noël le verrez vous en l’ostel du conte de Fois – et vous parleray du duc d’Anjou, comment il vint en ce païs et quele chose il y fist. »

Adonc chevauchasmes nous tout bellement, et il commença a parler et distm:

 

§ 8.

Des guerres que le duc d’Angou fist aux An­glois et comment il recouvra(y)n le chasteau de Mauvoisin en Bigorre.

« Au commencement14 des guerres et qu’on reconquist et gaignao sur les Angloiz ce que ilz tenoient en Acquittaine, et que messire Olivier de Cliçon15 fu devenu bon François, il mena le duc d’Anjou, si comme vous savez, en Bretaigne16 sur la terre de messire Robert Canole17, que il tenoit, et au siege de Derval18. Et je croy bien que tout ce vous avez en vostre histoire, et le traitié que messire Hue Broe19, son cousin, fist au duc d’An­jou dep rendre le chastel ; et livra hostaiges, se plus fortq que le duc d’Anjou, qui la estoit a siege, ne venoitr pour lever le siege.

« Et quant messire Robert Canolle se feust boutez ou chastel de Derval, il ne voult tenir nulz traitiez.

– C’est verité, di je, sire, tout ce ay je bien.

– Et avez vous de l’escarmouche qui fut

 

  1. Isabeau d’Antoing, qui avait épousé Alphonse de la Cerda, de la famille royale de Castille.
  2. Alphonse XI, roi de Castille 1312-50. Ils étaient tous des­cendants d’Alphonse X, 1252-84 (sur celui-ci, v. DMA, 43-44, art. de D. Menjot et J. Fradejas). Charles et Louis étaient les neveux, non les cousins, d’Alphonse.
  3. Charles, fils de Guy de Châtillon, comte de Blois, et de Marguerite de Valois, épousa Jeanne, fille de Guy de Bretagne, comte de Penthièvre. Il revendiqua le duché de Bretagne contre Jean de Montfort, mais essuya une défaite et trouva la mort à la bataille d’Auray en 1364. Très vite réputé pour sa sainteté, il ne fut pourtant jamais formellement canon­isé par l’Église.
  4. Jean de Montfort, marié à Jeanne de Flandre. Leur fils, Jean IV de Montfort, duc de Bretagne, lié par son premier mariage à la famille royale d’Angleterre, resta dévoué à la cause anglaise. Il dut sa position à la victoire gagnée à Auray en 1364, et au traité de Guérande de l’année suivante. Voir Michael Jones, La Bretagne ducale. Jean IV de Montfort (1364‑1399) entre la France et l’Angleterre, tr. Nicole Genet et Jean-Philippe Genet, Rennes (Presses Universitaires de Rennes, 1998).
  5. Saint-Gaudens, sur la Garonne, chef-lieu d’arrondissement (Haute-Garonne).
  6. Montréjeau, chef-lieu de canton (Haute-Garonne).
  7. Lande du bouc. Le plateau de Lannemezan (du gascon Lanamesa, ‘la lande du milieu’). La ville de Lannemezan elle-même est constituée en partie de la lande de Boc (lande du bouc), ancien repaire de bandits de grand chemin, aujourd’hui industrialisée.
  8. Lannemezan, chef-lieu de canton (Hautes-Pyrénées).
  9. Louis, duc d’Anjou, second fils de Jean II le Bon, roi de France ; épousa la fille de Charles de Blois. Créé duc d’Anjou en 1360 et roi de Sicile en 1382, il mourut en 1384. Il passa plusieurs années dans le Midi, mais ne gagna pas une bonne réputation dans la région.
  10. Tuzaguet, sur la Neste, cant. Saint-Laurent-de-Neste (Hautes-Pyrénées).
  11. Jean, vicomte de la Barthe (Barthe-de-Neste, Hautes-Pyrénées).
  12. Saint-Béat, chef-lieu de canton (Haute-Garonne).
  13. Arnaud, le Bourc d’Espagne, seigneur de Montespan, oncle de Gaston Fébus, maréchal de l’armée du duc d’Anjou, était un personnage important. Il fut sénéchal du Quercy (1349-1358), du Périgord (1351), de Carcassonne et Béziers (1354, 1363-1383, année de sa mort).
  14. Espan de Lion enchaîne…
  15. Olivier de Clisson, « un des plus haus barons de Bretagne » ; combattit avec les Anglais à Auray, mais se réconcilia plus tard avec le roi de France et devint « bon François » avant d’être nommé connétable de France en 1380. Il ne fut pas toujours bien vu par ses contemporains. † 1397.
  16. Le duché de Bretagne, région du nord-ouest de la France.
  17. Sir Robert Knolles, ou Knollys, capitaine anglais, qui se fit une grande réputation à cette époque. La guerre lui apporta une importante fortune, dont il légua plusieurs grosses sommes à des œuvres charitables et spirituelles. Mourut en 1407.
  18. Derval, chef-lieu de canton (Loire-Atlantique). Les événe­ments décrits ici eurent lieu en septembre 1373.
  19. Hugh Browe, chevalier anglais originaire du Cheshire ; passa la plus grande partie de sa carrière militaire en France.